SUNDOWN
Michel Franco
par Alexandre Ruffier
Si l’on cherchait à poser des mots sur le geste esthétique fondamental de Sundown, ce serait ceux de Jean-Luc Godard : « Ceci n’est pas une image juste, c’est juste une image. » Michel Franco, admirateur du réalisateur franco-suisse, comprend, sans s’y complaire, qu’une image ne montre, in fine, que ce qui a été disposé à l’intérieur. Tout en explorant la lente dissolution d’un homme assis sur une plage au bout de son monde, le réalisateur mexicain développe dans son dernier film une esthétique radicale du plan sans pour autant sacrifier la charge émotionnelle de son scénario.
Lorsqu’on le rencontre, Neil Bennett (Tim Roth), en vacances avec les membres de sa famille dans un luxueux hôtel en périphérie d’Acapulco, semble profiter de la vie. Iels boivent, jouent aux cartes, assistent à des concerts autour d’un repas gastronomique, pendant qu’Alice, la mère des enfants (Charlotte Gainsbourg), a du mal à lâcher son travail. On entre ainsi dans le film par la porte des clichés de la comédie dramatique familiale, avant qu’un appel n’informe Alice que sa mère vient subitement de décéder. Arrivé à l’aéroport, Neil annonce qu’il a oublié son passeport à l’hôtel. Il promet qu’il prendra le prochain vol une fois l’objet retrouvé. Une fois dans le taxi, il va pourtant demander au chauffeur de l’emmener vers un hôtel à côté de la plage, où il s’installe avant de partir boire des bières au bord de l’eau, ne semblant pas pressé de rejoindre et soutenir le reste de sa famille dans ce tragique évènement.
Michel Franco utilise comme préambule à son film la prémisse typique du drame bourgeois : malgré un cadre paradisiaque et des soucis financiers absents de l’horizon, personne n’est protégé des malheurs de la vie. Cependant, cette introduction se révèle rapidement être la première couche trompeuse d’un récit pensé en forme d’oignon que le réalisateur s’amuse, avec une malice certaine, à peler. Il joue notamment avec le stéréotype de la famille nucléaire et renverse au fur et à mesure de sa progression les relations qui, au premier coup d’œil, semblaient pourtant évidentes. Peu à peu, Franco fait dérailler le scénario annoncé et achève de nous convaincre qu’il se passe bien quelque chose derrière cette proposition qui paraissait au premier abord teintée de déjà-vu.
Bien qu’il soit intégralement attaché au point de vue de Neil, Sundown évite l’approche psychologisante à laquelle on aurait pu s’attendre. Si de nombreuses révélations finissent effectivement par dissiper nos doutes par rapport aux mensonges de Neil et aux relations entre les personnages, elles ne permettent jamais d’expliquer ses actions. Paradoxalement, cette distance crée progressivement une empathie pour Neil. En refusant les clichés du drame familial, Franco se rapproche d’un réel insaisissable et dérangeant. Le cinéaste démontre un sens puissant de l’humanisme en rendant hommage à l’incongruité et l’imprévisibilité de l’être humain. Le refus des certitudes est ici érigé en compas esthétique et moral.
Franco s’amuse à frustrer notre désir de déduction en désavouant les informations présentes dans l’image par une série de retournements. Le film avance ainsi dans la brume et nous force à lâcher prise pas à pas. Les images finissent par être réduites à ce qu’elles sont, de simples images n’apportant qu’une vision partielle et partiale du réel. Elles ne nous permettent plus de comprendre un personnage d’autant plus opaque qu’il ne semble plus voir ce qui l’entoure, et redeviennent en même temps des objets de contemplation ne vivant presque plus que pour eux-mêmes et le plaisir que l’on éprouve à les regarder.
Dans cette entreprise de déconstruction des (im)possibilités de l’image, la mise en scène de Franco fait corps avec son personnage principal. Tout comme Neil, incapable, potentiellement depuis toujours, de percevoir un autre point de vue que le sien, le réalisateur refuse le contrechamp. Les ramifications du monde extérieur deviennent, pour Neil comme pour le film, inopérantes et inintéressantes. Refuser le contrechamp c’est aussi se forcer à agencer le réel face à soi et faire se côtoyer des forces contraires sans les isoler dans une succession de plans. Lorsqu’Alice reçoit l’appel annonçant la mort de sa mère, elle cohabite dans le cadre avec un Neil apathique et ses enfants sous le choc. Tou·te·s sont présent·e·s dans le même espace restreint de la voiture, lié·e·s par le geste aussi anodin que désespéré d’une main qui tend un téléphone trop lourd à porter. Les visages dévoilant des sentiments contraires, une fois réunis dans le même cadre, créent des points de tension au sein de l’image, nous donnant la sensation qu’elle est prête à imploser. Ce procédé décuple la puissance affective des plans tout en soulignant l’absurdité inévitable et inhérente de l’expression d’émotions brutes.
Cette approche matérialiste et distanciée du plan aboutit à un film ouvertement paradoxal, à la fois absent et ancré dans le réel, violent et doux, paradis et purgatoire. Une dualité qui atteint son apogée lors du dernier plan dans lequel le film, fixant attentivement la chemise de Neil posée sur une chaise, semble s’absenter de lui-même en même temps que le personnage. Sundown embrasse ici sa propre ambiguïté et débouche sur sa transmutation finale. Film et personnage ne font désormais plus qu’un. L’image porte son contenu et ne porte plus rien en même temps, reflétant autant le réel que l’idée qu’il n’y a plus de réel. Contenu et contenant, signifiants et signifiés, sont ici confondus. Michel Franco se place avec son dernier film en digne successeur d’une approche esthétique et réflexive de l’image, repoussant et contestant les limites de sa capacité narrative. Sundown nous fait redécouvrir le plaisir du cinéma. Plan après plan, la fascination que peuvent (juste) exercer des images ne s’épuise pas.
Sundown est actuellement disponible sur CRAVE.
29 mai 2023