SUR LA TERRE COMME AU CIEL
Nathalie Saint-Pierre
par Gérard Grugeau
Dès l’ouverture, le beau film de Nathalie Saint-Pierre énonce ses enjeux : une opposition franche entre la pulsion de mort associée à une araignée potentiellement venimeuse et la pulsion de vie incarnée par un couple batifolant en pleine nature, que notre regard voyeur surprend au même titre que les deux héroïnes. Sous la gouverne d’Éros et Thanatos, Sur la terre comme au ciel s’annonce dès lors comme une mise en mouvement entre deux pôles antagonistes, un voyage intérieur entre soumission aveugle et éveil contagieux au désir. Comme toujours chez Nathalie Saint-Pierre, cinéaste trop rare et précieuse dans notre cinématographie (trois films en 20 ans !), révolte et émancipation sont au cœur du narratif. Après une comédie sur fond de deuil au ton singulier (Ma voisine danse le ska, 2003) et un drame écorché vif qui prenait en charge avec indignation et empathie la détresse des enfants placés en famille ou en centre d’accueil (Catimini, 2012), Sur la terre comme au ciel s’attache une fois de plus aux êtres cabossés, guettés par l’abandon. Porté par une réelle qualité d’écriture et un vrai sens de la mise en scène qui dépasse la simple illustration, le film séduit et tend un miroir à notre époque par un biais des plus inattendus.
Adolescentes, Clara et Sarah sont sœurs et vivent à la campagne dans une communauté religieuse coupée du monde. Leur quotidien est régi par les règles strictes et immuables que leur impose un maître spirituel incitant ses ouailles à suivre « le droit chemin vers la lumière qui éclaire la route ». Quand Sarah quitte le groupe pour la grande ville, rien ne va plus pour Clara qui s’enfuit à son tour, bien décidée à retrouver sa sœur. À Montréal, la fugueuse pour le moins effarouchée sera accueillie par une tante fantasque qui noie son spleen dans l’alcool. Le film sera donc un récit d’apprentissage et une mise à distance de tous les asservissements qui entravent le libre arbitre. Endoctrinement religieux ou idéologie mortifère, fuite dans les vapeurs éthyliques ou le confort matériel : sur la terre comme au ciel, les êtres humains souffrent des mêmes dépendances et restent le plus souvent étrangers à eux-mêmes, cherchant en vain à donner un sens à leur existence en s’enfermant dans de fausses certitudes.
Au-delà de son récit initiatique scandé par la voix off de son héroïne, Sur la terre comme au ciel peut se lire comme une métaphore des errements du monde contemporain. Le film s’inscrit par ailleurs dans un territoire cinématographique riche en références. À la faveur de scènes qui rappellent le mode de vie en autarcie des amish dans Witness (Peter Weir, 1985) ou, sur un versant plus dramatique, les rituels inquiétants de Midsommar (Ari Aster, 2019) et de la série culte The Handmaid’s Tale, ou encore la sombre silhouette du gourou dans Moïse : l’affaire Roch Thériault (Mario Azzopardi, 2002), notre imaginaire renoue brièvement avec le sentiment angoissant des servitudes consenties. Mais c’est peut-être aussi la paranoïa douloureuse à fleur d’image du Keane de Lodge Kerrigan (2004) que le film convoque avec force lors d’une séquence inaugurale où Clara vit son arrivée dans la métropole comme une violente agression contre tout son être.
À l’origine du projet, il y a un travail d’écriture en commun avec Marika Lhoumeau, une collaboration fructueuse pour une cinéaste qui a toujours eu le sens du collectif (Les Films de l’Autre) et du partage. Comme dans tout récit d’apprentissage, il est question ici de premières fois, et c’est ce que capture avec grâce Sur la terre comme au ciel en synchronisant sa mise en scène sur la dérive urbaine de Clara et la mue du personnage. Souvent filmé en plans rapprochés, le visage expressif de la jeune fille aimante la caméra alors que l’on voit, telle une chrysalide, une indépendance obstinée s’affirmer sous nos yeux au gré de ses déambulations. Sans qu’elle en ressente encore au fond d’elle-même toute la force libératrice, le désir est le moteur de Clara qui découvre tour à tour les plaisirs du texte (la lecture) et du sexe (les émois du corps), la complicité féminine et une amitié amoureuse bientôt marquée par la duplicité (Dominik Dagenais en parfait contrepoint d’un improbable Boy Meets Girl). Comédienne encore en herbe, Lou Thomson porte le film du haut de son adolescence tourmentée. Elle est Clara avec toutes ses peurs, ses contradictions et ses élans parfois contrariés. Face à elle, dans le rôle de Louise, Édith Cochrane impose un personnage nuancé aux contours à la fois revêches et bienveillants. De ce couple disparate certes imparfait, Nathalie Saint-Pierre tire le meilleur, donnant à l’occasion libre cours au registre humoristique qu’elle affectionne particulièrement et qui désamorce souvent la gravité des sujets qu’elle aborde.
Sur la terre comme au ciel charme par la liberté et la luminosité de sa mise en scène, de même que par le caractère hétéroclite de sa trame musicale, qui laisse affleurer à l’écran un réseau d’impressions tenaces. Grâce aux scènes extérieures tournées en caméra légère et au choix d’un format d’image large, la caméra de Nathalie Moliavko-Visotsky redonne à Montréal une matérialité inédite avec ses couleurs vives et ses textures prononcées, tout en ne perdant jamais de vue les épiphanies successives qui embrasent le regard de Clara au fil de ses initiations, comme dans cette séquence en vélo où la vie en roue libre prend soudain possession du cadre. Ample et généreux dans sa propre quête de liberté, le film réussit paradoxalement à magnifier les petits événements, les sentiments vacillants, à peine formés, attisés par les flux d’énergie qui irriguent une quotidienneté flottante. Il s’affirme ainsi comme le voyage d’un regard qui se détourne de tout dogmatisme pour se libérer de ses inhibitions et goûter au pouvoir de l’autodétermination. Féministe, Nathalie Saint-Pierre accompagne son héroïne sur le chemin libérateur où celle-ci devient, seule, la cause de ses actes.
On regrettera que le film peine à convaincre dans son dernier mouvement lors d’une scène de confrontation entre Clara et sa mère, où la lourdeur des dialogues impose une lecture trop directive. Résolument ancré du côté de la vie, Sur la terre comme au ciel avance néanmoins avec conviction, imprégné du réel chaotique de son époque et sensible aux fissures des êtres qui l’habitent. Il y a dans ce geste une invitation à s’ouvrir à l’expérience du monde. Une croyance forte voulant qu’un cinéma intimiste se méfiant des clichés puisse dans une humble mesure saisir et contrer les aberrations de notre temps.
24 avril 2024