Suzanne
Katell Quillévéré
par Céline Gobert
Raconter 25 années de la vie d’une jeune femme en 1h30 de film : voilà le défi fou que relève Suzanne, second film de Katell Quillévéré après l’excellent Un poison violent (Prix Jean Vigo en 2010) qui évoquait déjà la volonté et la difficulté d’un personnage féminin à s’émanciper de son entourage. Elevée par un père veuf (François Damiens), Suzanne (Sara Forestier) grandit avec sa sœur (Adèle Haenel) dans le sud-est de la France avant de tomber enceinte à l’adolescence. Parce qu’elle rêve d’autre chose que de cette vie d’ouvrière en galère qui lui semble promise, parce qu’elle tombe folle amoureuse d’un voyou aux petites combines (Paul Hamy), Suzanne se fait la malle. En cavale, elle laissera tout derrière elle (famille, enfant, pays). Pour cette liberté (impossible?), elle paiera le prix fort : la prison, le deuil, le poids cruel du temps perdu.
La force du film, présenté en ouverture de la 52ème Semaine de la Critique à Cannes en 2013, tient à sa construction en ellipses, ambitieuse et poignante, tsunami qui avale tout superflu et qui taille Suzanne en cinq temps de vie, cinq instantanés naturalistes dont la filiation avec le cinéma de Pialat est évidente : même désir de saisir la véracité de l’instant, même révolte, vaine et rageuse, face à la vie et ses incertitudes, face à un certain désespoir social. Pour le clin d’oeil, Sandrine Bonnaire, à qui ressemble beaucoup Sara Forestier, s’appelait d’ailleurs Suzanne dans A nos amours.
En évitant toutes saynètes désincarnées et toutes vignettes illustratives, Quillévéré fait le choix de ne filmer que les décisions de Suzanne, leurs conséquences directes sur son existence et celles de son entourage, et préfère éluder les cases prison, cavale, mort. Récit-miracle : le personnage de Suzanne et le film lui-même se construisent alors en hors-champ, dans les non-dits, dans l’ombre, dans son absence. Afin de capter l’essence et le mouvement de la vie, Quillévéré opère à l’inverse de Kechiche (autre héritier de Pialat) : lorsque ce dernier étire le temps et l’omniprésence de son Adèle, Quillévéré, elle, tranche l’action et opte pour le flash, le condensé existentiel. A condition de s’abandonner au souffle du film, le résultat est le même : la claque émotionnelle.
Au-delà des défi narratifs (notons d’ailleurs que de la reconstitution de l’ambiance des années 80 au vieillissement progressif des personnages, le film demeure crédible), Suzanne vise surtout l’imagination et le bouleversement du spectateur. Dopé par une fièvre que les comédiens injectent à chaque scène – cris d’amour-haine dans une chambre d’hôtel pour Forestier, chaudes larmes sur les bancs d’un tribunal pour Damiens (acteur incroyable!), solitude en pleine foule de discothèque pour Haenel – Suzanne est un trait d’union entre naturalisme (réalisme de ce qui est montré) et romanesque (aventures et libertés conquises hors-champ).
Quillévéré recrache de l’amour en pagaille sur la table : amour d’un père pour ses filles, d’un fils pour sa mère, amour d’une amante, amour sororal. Chaque ellipse vient gommer aussi bien les instants de liberté de Suzanne que ses journées de captivité: symboliquement, il n’y a à l’écran qu’une héroïne qui aime, et qui fait ses choix en fonction de cet amour-là. Le film – entêtant, bouillonnant et vivant – incarne tout entier et sans mélo cette généreuse pulsation du cœur. A l’instar de l’héroïne kechichienne, Suzanne se laisse porter toute entière par ses passions, se croyant libre mais toujours enchaînée à ses élans du cœur.
En bout de course, et à l’instar de La Vie d’Adèle ou d’A nos amours, Suzanne est un beau film sur la fuite, sur l’amour fou, sur l’influence du père – qu’il soit aimant, contrôlant, bourgeois ou ouvrier. D’ailleurs, Quillévéré ne juge jamais – ni ne tente de comprendre ou d’expliquer – la quête de liberté aux allures de rouleau compresseur de sa Suzanne-prolo. Au fond, la cinéaste dit et démontre la même chose que Pialat et Kechiche : il n’y a pas de liberté sans prix à payer, pas de combat sans sacrifice, et pas de survie possible (à la passion, à l’âge adulte, au déterminisme) sans tuer le père.
La bande-annonce de Suzanne
29 mai 2014