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Critiques

Sweeney Todd

Tim Burton

par Marcel Jean

Le dernier opus de Tim Burton est un opéra macabre, un monument d’humour noir pétri de cynisme et de désabusement, une sorte de prolongement sombre d’Edward Scissorhands dans lequel la mélancolie laisse place à la vengeance frénétique. Échappé de sa prison australienne, le barbier Benjamin Barker (Johnny Depp), devenu Sweeney Todd, est un revenant (figure familière dans l’œoeuvre du cinéaste), un mort vivant qui s’avance sur Londres telle une froide menace, comparant la ville à « un trou profond comme un puits noir habité par une vermine dont la morale ne vaut pas plus que la bave d’un porc». Le chant de cet homme s’élève comme le terrible présage de ce qui va suivre. Car le mal absolu engendrant le mal absolu, Todd déborde de haine envers le juge Turpin, magistrat corrompu responsable de sa déchéance, haine qui ne tarde pas à s’étendre à l’humanité entière. Devenu, avec la machiavélique complicité de sa logeuse, Mrs. Lovett (Helena Bonham Carter), un prolifique tueur en série, le barbier va entraîner la société glauque qui a fait de lui un monstre dans l’ultime dépravation qu’est le cannibalisme. « La race humaine en entier mérite la mort, dit en substance Sweeney Todd. Parce que dans le monde on ne trouve que deux sortes d’hommes : ceux qui restent bien à leur place et ceux qui se tiennent bien haut, les pieds sur la tête des premiers. Nous méritons tous la mort, Mrs. Lovett, même vous, même moi. »

Adaptation d’un célèbre musical de Stephen Sondheim, Sweeney Todd: the Demon Barber of Fleet Street est une œoeuvre froide, glaciale même, dont le caractère distancié et hiératique évoque davantage l’opéra que la comédie musicale. Les numéros de production, intermèdes dansés misant sur de nombreux figurants qui définissent habituellement le genre, sont d’ailleurs singulièrement absents du film. Burton scrute plutôt les visages et les corps en une succession de scènes dans lesquelles, le plus souvent, deux personnages s’affrontent ou se complètent. Cette proximité, s’ajoutant aux décors de Dante Ferretti, à la propension du metteur en scène pour la contre-plongée et à un traitement de la couleur flirtant avec le noir et blanc – à l’exception des éclats de rouge qui viennent régulièrement maculer les vêtements de Todd –, fait baigner le film dans une atmosphère de claustrophobie. Comme si Sweeney Todd n’avait quitté sa prison que pour être enfermé dans son ressentiment. Burton se rallie ainsi à l’idée d’une société victorienne étouffante et sans espoir, comme en témoigne le destin de Johanna, la fille de Todd, gardée prisonnière par Turpin, puis internée dans un asile d’aliénés d’où elle s’échappe pour finir séquestrée dans le grand coffre qui meuble l’échoppe du barbier sanguinaire.

La finale de Sweeney Todd: the Demon Barber of Fleet Street n’offre ni rédemption ni satisfaction, la vengeance assouvie du barbier étant assombrie par le plus terrible des carnages, la haine aveuglante détruisant tout sur son passage, jusqu’à l’innocence de Johanna et celle du jeune Toby, lui-même amené à s’armer du rasoir pour accomplir le tragique destin de Todd. Seuls survivront ces deux êtres trahis, ainsi qu’un autre innocent bafoué, ironiquement nommé Anthony Hope, pâle incarnation du prince charmant qui, en volant naïvement au secours de Johanna, ne fait que précipiter les événements sanglants.

Si Sweeney Todd: the Demon Barber of Fleet Street s’inscrit parfaitement dans l’œoeuvre de Burton, tant par ses thèmes que par son style éclatant, le film se démarque toutefois par son pessimisme sans appel. Ni le jugement sévère que le cinéaste portait sur les enfants gâtés dans Charlie and the Chocolate Factory, ni la bêtise banlieusarde qu’il fustigeait dans Edward Scissorhands, ni même la société décadente et violente dont il faisait le portrait dans Batman Returns ne donnent un réel avant-goût de la noirceur qui se dégage de cette œuvre qui, pourtant, fait rire à maintes reprises, comme lorsque que Helena Bonham Carter, excellente bien que beaucoup trop jeune pour le rôle qui lui incombe, entonne suavement la ballade intitulée By the Sea, que Burton illustre par les étonnantes images bariolées du bonheur improbable fantasmé par la veuve. Brillant et tragique, Sweeney Todd ressemble au dernier chant d’une humanité condamnée.

 


3 avril 2008