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Critiques

Swimming Out Till the Sea Turns Blue

Jia Zhangke

par Yin Kai

Les méthodes utilisées par Jia Zhangke pour décrire la littérature contemporaine chinoise ont une corrélation étroite avec son expérience de vie.

Dans les années 1980, trois choses lui étaient indispensables : sa ville natale de Fenyang dans la province du Shanxi, les films policiers hongkongais, et la littérature chinoise. Lorsque plus tard il devient réalisateur, les deux premiers éléments font alors leur apparition dans ses œuvres sous de multiples formes : dans la majorité de ses films, l’histoire se déroule à Fenyang et il y fait sans cesse des références aux films policiers hongkongais. Seule la littérature restera absente de ses œuvres, jusqu’à ce qu’il réalise le film documentaire Swimming Out Till the Sea Turns Blue.

En 2017, Jia Zhangke crée à Fenyang le premier musée d’art contemporain rural de Chine dans une usine de ciment désaffectée du village de la famille Jia : le Jia Zhangke Art Center. Il y organise en 2019 la première édition du Festival de littérature de Lüliang où les écrivains chinois les plus célèbres sont invités afin d’échanger sur la littérature chinoise. C’est ce même village que les paysans interviewés au début du film décrivent comme étant dans les années 1950 le lieu de travail de l’écrivain originaire du Shanxi, Ma Feng, après son enfance à Fenyang. Dans le film, de nombreux liens se créent ainsi entre la littérature, les écrivains et la géographie.

Né en 1922, Ma Feng fait partie de la première génération des écrivains de propagande formés par le Parti communiste chinois avant la proclamation de la république en 1949. Tandis que les trois autres protagonistes Jia Pingwa, Yu Hua et Liang Hong, sont des écrivains chinois respectivement nés en 1952, 1960 et 1973. Dans le film, leurs trois points de vue sur la littérature et l’existence représentent, chacun, une différente génération de Chinois. Il est intéressant de remarquer que dans les souvenirs des personnes interviewées, Ma Feng représente le modèle du cadre de parti déterminé et plein d’espoir quant à la construction des nouvelles zones rurales socialistes. En revanche, pour les trois autres écrivains, les souvenirs d’enfance à la campagne sont emplis de misère et d’amertume. Jia Pingwa décrit des scènes de repas où une famille de vingt se dispute la nourriture, Yu Hua raconte ses siestes sur le lit de la morgue du village et Liang Hong verse des larmes de regret lorsqu’elle repense à sa mère paralysée et aux difficultés qu’elles ont connues. On comprend alors subtilement, à travers ces narrations, que la vie des nouvelles campagnes chinoises qu’espérait Ma Feng dans ses écrits des années 1950 est loin d’avoir connu l’harmonie escomptée pendant les trente années qui suivirent.

Dans son roman Impétueux paru en 1986, Jia Pingwa rapporte les déboires d’un jeune paysan pauvre qui échoue à multiples reprises dans ses tentatives de s’enrichir rapidement. Le roman Vivre!, qui a permis à Yu Hua de percer sur la scène littéraire chinoise, raconte la vie lamentable d’un dandy issu d’une riche famille de campagne qui, après avoir dilapidé toute sa fortune, devient un simple paysan et échappe par chance à un sort malheureux pendant les mouvements politiques successifs. Dans son livre Liangzhuang, la Chine, Liang Hong, originaire du village de Liangzhuang, décrit le déclin d’une campagne oubliée et ruinée par la vague de modernisation. Spontanément, ces trois écrivains ont mis la campagne chinoise en ligne de mire ; sous leurs plumes s’entrelacent souffrance et pauvreté, en alternance avec le désespoir et la combativité de ses habitants.

Cependant, Jia Zhangke fait peu de commentaires sur les textes littéraires eux-mêmes dans son film. Il préfère écouter les écrivains faire part de leurs expériences pour comprendre comment celles-ci ont sculpté leurs œuvres. Mais derrière leurs histoires, nous voyons apparaître subtilement l’ombre de Jia Zhangke : lui aussi vient d’une petite ville de province, lui aussi a été pauvre et désemparé pendant sa jeunesse, lui aussi met en ligne de mire les défavorisés dans ses œuvres et y refaçonne sans cesse sa province natale qu’il connait tant. Ces points communs sont les piliers de la dimension émotionnelle du film. Celle-ci évolue ensuite vers une recherche des liens entre le monde rural et les œuvres littéraires : comment la terre natale peut-elle influencer la conscience des écrivains, mais également les interrogations sur l’intérêt que ces villages ont pour la littérature. C’est de ça que les écrivains invités au Festival de littérature de Lüliang discutent dans le film, mais c’est aussi et surtout le thème de prédilection du cinéma de Jia Zhangke depuis une vingtaine d’années.

On en oublierait presque que la grande majorité des écrivains invités au Festival de littérature de Lüliang sont reconnus par le système politique au sein duquel ils occupent aujourd’hui des postes officiels. Ils sont souvent vice-présidents d’associations d’écrivains régionales ou professeurs d’universités publiques. Par exemple, Jia Pingwa est vice-président de la China Writers Association depuis 2016 ; il est devenu en 2018 représentant au Congrès populaire national et il vit maintenant à Xi’an. Yu Hua est un membre du comité de la China Writers Association et il réside à Hangzhou. Liang Hong quant à elle enseigne à la Faculté de lettres de l’université Renmin de Chine à Pékin. C’est en quittant la campagne pour devenir fonctionnaires dans les grandes villes que tous ont pu avoir un regard nouveau sur leurs villages natals et ressentir le lien profond entre la terre, le village et les paysans. Comme Liang Hong le dit dans le film : « La vie citadine se passe trop en douceur ; on en vient à douter soudainement de l’avenir et le retour à la campagne devient alors nécessaire afin de retrouver l’envie d’écrire. »

Jia Zhangke a pris un chemin similaire. À la fin des années 1990, il est un jeune réalisateur de films indépendants du Shanxi, dont les trois premiers films ne sortiront jamais en salle, faute d’avoir passé l’épreuve de la censure. Mais dans les années 2010, il est nommé vice-président de la China Film Directors’ Guild et devient à son tour représentant au Congrès populaire national en 2018. En Chine, ce saut énorme dans une carrière est inhabituel ; c’est comme si, du jour au lendemain, un prolétaire intégrait l’élite du pays. Alors, lorsque sa caméra se pose sur ces trois écrivains, c’est pour mieux observer les cicatrices ineffaçables que leur “passé” de gens du peuple a pu laisser sur leur “présent” stable et radieux. C’est là le véritable but de sa quête du “lien entre la campagne et la littérature”. Il en va de même quant à l’évolution du style de ses documentaires : de In Public tourné en 2001 en cinéma direct jusqu’à Swimming Out Till the Sea Turns Blue dont l’image soignée et colorée met en valeur des personnages parlant avec affection devant la caméra ; il y a un énorme changement dans la forme, mais subsiste de manière quasi nostalgique cette envie de saisir les pensées et les émotions des gens du peuple.

C’est à la fin du film que Yu Hua nous explique la signification de “Swimming Out Till the Sea Turns Blue” : la mer qu’il voyait étant enfant était jaune, faisant naître en lui l’envie soudaine de nager vers une mer plus bleue. Les protagonistes du film ainsi que Jia Zhangke lui-même ont tous nagé du passé jusqu’au présent, mais l’eau qu’ils voient aujourd’hui est-elle devenue aussi bleue qu’ils le souhaitaient ?


19 février 2021