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Critiques

Syndromes and a Century

Apitchatpong Weerasethakul

par André Roy

On se réjouira que ce film libre, totalement libre, à la fois maîtrisé et fou  du plus célèbre cinéaste thaïlandais d’aujourd’hui, qui n’a inexplicablement jamais été présenté dans un festival montréalais (mais l’a été rapidement à la Cinémathèque), sorte enfin. Pas au très bon moment peut-être, quoique son aspect vif et badin, et même burlesque peut convenir aux cinéphiles estivaux. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas rater ce qui constitue le dernier volet d’une trilogie qui comprend Blissfully Yours (présenté lui aussi au Cinéma du Parc) et Tropical Malady. Syndromes And A Century est un titre fort peu attirant; son titre original, Sang Sattaswat, qui veut dire « Lumière du ciel », est tout de même moins informatif que le titre anglais international. Car il y est bien question de syndromes de toutes sortes, de médecins et d’hôpitaux – comme il y en avait dans Blissfully Yours et Tropical Malady , et le syndrome principal est bel et bien encore celui de la maladie d’amour. Mais pas plus que dans les précédents opus, rien de lourd ou de dépressif dans les affections; plutôt comme un état de rêve, d’apesanteur. On est plongé dans une atmosphère vaporeuse, douce et – contrairement à ce que le titre pourrait indiquer – hors du temps; à moins qu’on se dise, nous spectateurs, qu’on est dans un film futuriste — à cause des décors des sous-sols d’un hôpital qui occupent presque la moitié de la fiction.

Moitié, car –encore une fois , comme les précédentes oeœuvres, le film est divisé en deux grandes parties qui se répondent. Une partie ouverte et une partie fermée. La première est située dans un temps passé et se déroule principalement dans un hôpital de campagne où une jeune médecin questionne un patient (un bouddhiste, accompagné par deux autres personnes, dont un confrère qui veut devenir DJ); elle est ensuite draguée par un collègue, à qui elle raconte son histoire d’amour avec un expert en orchidées (on sera ainsi plongé dans un flashback dont on ne saura pas si, par la suite, on est vraiment sorti). On verra également un jeune dentiste qui chantonne en soignant un patient (il dit être passionné par le style country) et qui ira ensuite chanter une bluette sur scène. Dans la deuxième partie qui se déroule à Bangkok, on retrouve la même jeune femme qui, cette fois, accepte les avances d’un autre médecin; elle aura entre-temps écouté le même moine bouddhiste en consultation, toujours accompagné par les deux mêmes personnes. On est ensuite conduit dans un hôpital high-tech, dans ses sous-sols où deux vieilles dames portées sur la boisson donnent des conseils au même médecin amoureux qui soigne un jeune malade. Le tout se clôturera sur une place publique où une foule suit, sur une musique d’ambiance, les exercices d’un entraîneur d’aérobie.

Si les deux parties, séparées temporellement de façon plutôt évanescente, soulignent divers syndromes dont souffrent les gens (un bouddhiste dit être attaqué par des poulets dans ses rêves) et le déplacement de la campagne à la ville, ainsi que celui du temps passé au temps présent, leur construction ne fait pas système à cause d’une mise en scène délicate et pleine d’invention. La fiction avance par dérapages (voir le flashback de l’homme aux orchidées) et répétitions (des scènes quasi identiques), qui permettent à l’inattendu de survenir. On est dans un cinéma de la divagation, de la digression et de la dispersion. Comme dans un discours où les parenthèses et les notes en bas de page seraient plus importantes que le corps du texte. La linéarité du récit n’est jamais brisée, mais elle est capricieuse; elle adopte le processus de la construction poétique en juxtaposant deux réalités, deux situations ou deux objets différents : un dentiste qui dit être chanteur, une vieille dame médecin aimant l’alcool, un plan fixe qui se transforme en long travelling, une statue en bronze contemporaine côtoyant une statue blanche de Bouddha. Ce qui a pour effet, non de nous désorienter, mais de nous entraîner dans un état que nous pourrions qualifier de béatitude. Tout s’unit et s’harmonise : le passé est garant du futur; de la maladie vient la santé; la vie s’autorise de la mort; le refus de l’amour permet son acceptation; la perte débouche sur le renouvellement et la permanence des choses. La réversibilité est en tout. La lumière est pour beaucoup dans l’équilibre entre ce vertige narratif et les césures formelles : celle de la campagne, de la verdure, avec celle des pièces closes, blanches ou verdâtres; le soleil (et une extraordinaire éclipse) avec l’éclairage aux néons, celle du jour avec celle de la nuit. Chaude ou froide, elle correspond aux sentiments des personnages comme à l’esprit des lieux : toute en fluidité et en légèreté.

Rien ne semble préconçu chez Weerasethakul, et c’est ce qui fait l’originalité et la grandeur de son cinéma. La surprise nous attend au détour de chaque plan. Le cinéaste sait en même temps nous parler du temps présent qui a tout à voir avec le passé, de la vie matérielle inséparable de la vie spirituelle, de son pays et de la mémoire collective qui se fond dans la mémoire individuelle, du surnaturel qu’on trouve dans la nature, de la religion implacablement pragmatique. En cela, il transmet à sa façon les enseignements du bouddhisme : on peut se libérer par le nirvana de la souffrance et du désir, de tout ce qui est lié à l’existence et à l’intimité. Le nirvana de ce Thaïlandais totalement plasticien, récent lauréat de la palme d’or, est son cinéma tranquille, enchanteur, hardi. Et la maladie d\’amour qui lui est inextricablement attachée est aérienne, incongrue, mélancolique. Syndromes and a Century est un film jouissif.

 


1 juillet 2010