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Critiques

Synonymes

Nadav Lapid

par Cédric Laval

Dès les premiers plans du film Synonymes, la caméra est nerveuse, portée à l’épaule, et donne l’illusion que l’objectif épouse les perceptions d’un personnage marchant à la découverte des rues de Paris. Puis, le personnage apparait dans le cadre, introduisant un décalage subtil entre les points de vue, là où l’on avait d’abord cru à leur superposition. Récurrente tout au long du film, cette fausse caméra subjective semble transposer, sur le plan technique, la dimension autofictionnelle du matériau narratif originel. Ce que vit le personnage principal (à savoir une expérience de déracinement volontaire et de fascination pour un modèle français idéalisé), le réalisateur Nadav Lapid l’a lui-même vécu, de manière décalée, après avoir quitté son Israël natal pour venir poursuivre ses études en France. Il s’agit donc d’un film très personnel, comme en attestent la dédicace finale et la collaboration des parents du réalisateur au scénario et au montage, mais un film qui réinterprète plus qu’il ne la transpose une expérience autobiographique suffisamment complexe pour prêter à de nombreuses interprétations.

Au commencement, donc, il y a Yoav, fraichement débarqué à Paris, qui trouve refuge dans un grand appartement vide, laissé à sa disposition. Au commencement, surtout, il y a un corps nu, et ce motif est assez répété, tout au long du film, pour alerter le spectateur sur sa signification plurielle. Le corps nu de Yoav expose d’abord sa vulnérabilité au froid, au regard de l’autre, métaphore de la vulnérabilité consubstantielle à cette expérience du déracinement, voire de l’humiliation, que vit l’exilé en terre d’accueil, pas forcément accueillante… Le corps nu de Yoav, recroquevillé en position fœtale dans la baignoire, est aussi symbole d’une renaissance, qui passe par le rejet de son ancienne enveloppe identitaire, celle d’un citoyen d’Israël, dont il répudie la langue de manière ostentatoire. Le couple de bobos parisiens qui viennent à son secours, Émile et Caroline, sera le vecteur principal de cette renaissance, en habillant ce corps nu, en le nourrissant et en l’aimant. Car le corps nu de Yoav est surtout montré, cadré, détaillé comme un catalyseur du désir, qu’il soit féminin ou masculin (la tension homoérotique est évidente dans de nombreuses scènes), un peu à la manière du protagoniste principal dans Théorème de Pasolini. Le corps nu de Yoav est aussi un champ de combat, où la masculinité triomphante du mâle israélien est humiliée lors d’une séance photo particulièrement éprouvante, au cours de laquelle il déroge, pour la première fois, à sa volonté de ne plus parler hébreu. Cette prolifération du motif de la nudité, ainsi que l’ambiguïté du discours qui l’accompagne, dérangent et fascinent à la fois, à l’image d’un film qui ne se laisse pas aimer facilement. L’exercice est réfléchi, sa sincérité ne peut être mise en doute, la profondeur des enjeux est réelle ; mais certaines scènes ou dialogues cryptiques rejettent parfois le spectateur hors d’un système autarcique, refermé sur lui-même, qui résiste au réalisme aussi bien qu’à la métaphore transparente.

Une des clés qui permettrait peut-être de mieux appréhender le film consiste à le saisir à travers le prisme du conte philosophique. Yoav est un Candide des temps modernes, page blanche (corps nu) sur lequel viennent s’inscrire les expériences du monde. Il regarde, avec une insatiable curiosité, tout ce qui l’entoure ; il apprend de ce qu’il observe, il est tantôt passif (lorsque deux Israéliens se battent sous ses yeux), tantôt poussé à l’action par l’indignation (lorsque, gardien de sécurité à l’ambassade, il cherche à lever toutes les barrières, allusion évidente au mur érigé entre Israël et les territoires palestiniens). Les ruptures de ton présentes dans le film s’acceptent mieux, par ailleurs, si on les aborde sous le régime du conte philosophique plutôt que sous celui de l’autofiction : les scènes burlesques (par exemple, celle de la boite de nuit, où Yoav marche à quatre pattes entre les jambes de jeunes fêtards frénétiques) alternent avec d’autres, plus malaisantes (la scène du métro, où un camarade de Yoav affirme de manière agressante sa judéité), et d’autres encore, d’un lyrisme amoureux totalement assumé (principalement les scènes impliquant le triangle Yoav / Émile / Caroline). Similaire, enfin, au conte philosophique est cette ambiguïté morale du dénouement, initié par une diatribe pleine de conviction en même temps qu’elle reste teintée par un irrépressible sentiment de désillusion, comme si l’ultime étape de l’apprentissage à travers lequel est passé Yoav ne pouvait être que celle de son échec : le discours laïc de la République n’est pas parvenu à intégrer cet Autre, en rupture de ban avec sa société d’origine.

Car ce qui reste, à la fin, de ce périple initiatique d’un homme en quête d’identité, au-delà de l’irritation produite par les zones obscures du discours, c’est cette énergie filmique qui se résout en rage impuissante. Les linguistes savent bien que la synonymie s’apparente à la quête d’une impossible concordance entre un terme et un autre. Le titre du film s’offre alors comme une ultime clé, permettant de mieux comprendre l’échec programmé de Yoav. Un grand nombre de scènes, où s’échangent des conversations tendues vers l’espoir d’un apaisement, se passent sur un pont, comme si cet espace suspendu entre deux rives était aussi celui d’une promesse, celle que quelque chose va être franchi, qui permettra d’accéder à un avenir meilleur. Mais il s’agit d’une promesse trompeuse : Yoav n’accèdera jamais à cette concordance avec l’autre, avec cet insaisissable synonyme, et devra accepter de composer avec son identité éclatée, dans une douloureuse solitude. Au bout du pont, l’attend une porte close, heurtée en vain par son épaule.

France, Israël, Allemagne 2019 / Ré. Nadav Lapid / Scé. Nadav Lapid, Haim Lapid / Ph. Shai Goldman / Mont. Neta Braun, Era Lapid, François Gédigier / Son Marina Kertez, Sandy Notarianni, Christophe Vingtrinier / Int. Louise Chevillotte, Quentin Dolmaire, Olivier Loustau, Christophe Paou, Léa Drucker / 123 minutes / Dist. Le Cinéma du Parc

 

       

       


16 janvier 2020