Tabloid
Errol Morris
par Helen Faradji
Un documentariste qui ne croit pas au cinéma-vérité? C’est de l’hérésie. Et pourtant, ces pourfendeurs du dogme gagnent oscars et palmes d’or bien plus aisément que leurs confrères et surs accros au réel pur. Triste constat. Dans le merveilleux monde du cinéma, le documentaire ne serait-il invité à jouer dans la cour des grands que s’il se pare de ses habits les plus scintillants, de ses fanfreluches les plus séduisantes? Vaste débat.
Errol Morris, puisque c’est de lui qu’il s’agit, fait partie, aux côtés des Michael Moore et James Marsh de ce monde, de ceux qui affirment, sans s’excuser (et pourquoi le feraient-ils?), leur droit absolu à la mise en scène. Le réel, d’accord. Le vrai, pas si obligatoire. En documentaire, comme en fiction, c’est, à leurs yeux, l’histoire qui compte. Celle qui mérite que l’on sorte sa panoplie d’effets de style, d’infographies et de montage, pour la raconter au mieux, pour qu’elle divertisse autant qu’elle émeuve, qu’elle étonne ou nourrisse une réflexion. La secte puissante du storytelling a des adeptes partout.
Comme Moore (seul documentariste capable d’attirer des spectateurs en nombre en salles, quelle que soit la valeur que l’on accorde à ses films), Morris a ce statut envié et enviable de star du documentaire mondial. Le genre qui peut donc tout se permettre. Car, toute approche anti-force brute du réel qu’il développe, l’homme, il faut le rappeler, a tout de même réussi à faire libérer un condamné à mort (The Thin Blue Line et ses reconstitutions, son approche à la Rashomon, sa musique signée Philip Glass). Ça vous pose son humaniste, ça. Puis vint encore l’oscar en 2003, pour son portrait absolument fascinant de l’ancien secrétaire de la défense américain, Robert S. McNamara (The Fog of War). Encore une fois, personne ne pouvait décemment rien trouver à redire à cette manière fictive débarrassant le réel de ce qui le rend justement si réel. Le sujet, plus grand que nature, véritablement hors du commun, ne se faisait pas avaler par la forme, qui, au contraire, ne faisait qu’en souligner la grandeur et l’exceptionnelle intelligence.
C’est avec Standard Operating Procedure que les choses se sont gâtées. Dénoncer la torture pratiquée dans la prison d’Abu Ghraib tout en nous mettant sous le nez notre propre apathie, notre propre indifférence face aux images (la télé nous a tout montré, tout artifice dehors, sans que cela ne nous gêne) : l’idée était brillante, mais est restée enfouie sous une méthode qui faisait hypocritement du sensationnalisme un outil autant qu’un enjeu.
Tabloid, sorti discrètement ici en DVD sans même un détour par les salles de cinéma, fait d’une certaine façon la somme des qualités et défauts de ces films. Comme dans SOP, Errol Morris y déploie en effet une mise en scène boostée aux simulations, astuces et autres leurres, dégoulinante d’une musique de thriller de série B, pour mieux nous faire prendre conscience des méthodes toutes aussi brutalement « fictionnantes » des tabloïds, particulièrement britanniques. Mais là encore, la mise en abyme paraît confuse. Dénoncer quelque chose en en utilisant les principaux atours finit par parasiter la critique, qu’elle soit pertinente ou non.
Mais reste pourtant dans le film un personnage-sujet qui, lui, finit par rendre le propos quasi-vertigineux. Un personnage de conte de fées (une forme que le film emprunte dès ses premières minutes introduites par le désormais légendaire « once upon a time there was a little princess »). Un personnage pour qui la fiction et la réalité semblent indissociables. Un personnage nommé Joyce McKinney, ancienne reine de beauté du Wyoming, dont la vie n’aurait probablement pas pu être scénarisée avec autant de rebondissements. Car la dame, manipulatrice hors pair, menteuse de compétition dotée de 168 de QI, gourgandine dotée d’une imagination unique, s’est inventée tout un destin : amoureuse d’un mormon envoyé en Angleterre pour son initiation, elle ira jusqu’à engager un pilote, kidnapper son âme sur, le forcer à coucher avec elle pendant 3 jours dans un cottage à Devon, se faire arrêter avant de devenir un personnage ultra-médiatique (Keith Moon, les Bee Gees ou Joan Collins s’en souviennent) adulée par le Daily Expess, sujet d’une enquête révélant son passé de prostituée S&M par le Daily Mirror. Et ce n’est là encore que la pointe de l’iceberg de ce récit parfaitement rocambolesque, aussi invraisemblable qu’il est passionnant. Amour, sexualité, maquillage d’identité, fuite, célébrité, clonage : tout y passe sans qu’un instant, le spectateur ne soit dupe. Sans qu’un instant, il ne soit non plus absolument fasciné par ce personnage grotesque, émouvant, fou, aux confins du tragique. Il fallait probablement un peu de génie pour comprendre qu’il y avait dans cette histoire folle le sujet d’un film aussi riche. Il fallait probablement encore être aussi manipulateur qu’elle pour penser qu’on le goberait tout cru.
Pour la petite histoire, Joyce McKinney a décidé de poursuivre Errol Morris, arguant qu’il donnait dans son film une image négative d’elle. Comme dans un conte de fées, tel est pris qui croyait prendre.
La bande-annonce de Tabloid
17 novembre 2011