Talking About Trees
Suhaib Gasmelbari
par Samy Benammar
Suleiman et Ibrahim se faufilent derrière l’écran du cinéma en ruine pour y découvrir des bobines de 35mm rongées par le temps et la poussière. L’un s’empare d’un reel vide, les yeux pétillant de curiosité tandis que l’autre manipule les photogrammes d’un film délaissé au moment de la fermeture précipitée de la salle en lui murmurant : « Mon chéri, un jeune amant t’a remplacé. Ce jeune amant c’est le numérique. » Cette scène, en apparence anodine, résume la démarche de Talking About Trees, une réflexion sincère et personnelle sur l’état du cinéma au Soudan. La réplique est lancée sans gravité par ces figures plongées dans l’obscurité qui se font les derniers archéologues d’un cinéma soudanais mort dans l’œuf en 1989 à la suite du coup d’état d’Omar el-Béchir et de la mise en place d’un régime islamique. Suleiman dira quelques secondes plus tard à propos de ce dépotoir où se mêlent bobines, sacs plastiques et serpent : « voici l’histoire du cinéma soudanais ». Son rire laisse transparaître une blessure qui refuse de cicatriser et une protestation qui ne saurait s’éteindre.
Si les enjeux énoncés ici sont chargés d’un discours politique et artistique, le premier exploit remarquable de Talking About Trees est de parvenir à développer des problématiques aussi importantes que complexes tout en gardant la légèreté d’une collection de moments de vie où le désastre ne cède jamais au désespoir. Au contraire, les trois cinéastes tentent de recréer une salle dans une lutte de chaque instant où l’obtention du moindre petit permis de projection devient un parcours semé d’insurmontables embûches qu’ils tournent en dérision, avec ce rictus indélogeable, aussi joueur qu’impertinent. À l’image des répliques précédemment citées, le film regorge d’un humour imbibé par la sagesse de ses personnages, vieux résistants se lavant les pieds dans une bassine et portant sur eux la déchéance d’un pays et le refus de se laisser abattre. La structure du film assez classique suit ainsi les pérégrinations de ces vieux messieurs charismatiques, devenus malgré eux des reliques chancelantes dont les rides sur les visages et les mains calleuses portent la marque du pire destin que l’on puisse souhaiter au cinéma. C’est en ayant été témoins de cette situation dégénérée qu’ils sont aujourd’hui des artefacts de chair et d’os, exprimant par chacun de leurs mouvements, de leurs regards, un amour naïf, presque originel, pour les salles obscures.
Par une caméra discrète, un jeu habile dans la sélection de moments et une série de coupes franches qui nous transportent d’un dialogue accablant où l’on apprend une nouvelle interdiction décrétée par la police locale à un moment trivial où Suleiman filme les remous de sa limonade avec son téléphone cellulaire, le réalisateur Suhaib Gasmelbari nous invite à adopter la posture qui est la sienne, celle d’une oreille tendue écoutant les anciens nous donner une leçon. Le film s’est très justement mérité à La Berlinale 2019 le prix de meilleur documentaire original ainsi que le prix du public. Cette double récompense résulte sans doute en partie de la capacité du film à présenter une vision à la fois accessible et extrêmement précise d’une situation soudanaise qui a été perçue par beaucoup comme un commentaire sur l’état du cinéma dans le monde.
Cette critique s’incarne avec une force visuelle déroutante dans les scènes des projections organisées dans les petits villages que l’on traverse. Dans l’ombre de ces cinémas itinérants, deux hommes tiennent à bout de bras un écran agité par le vent, ils retiennent la surface sur laquelle se réfléchit un Charlie Chaplin qui partage dans Les Temps modernes, le même sourire de résistance, incapable qu’il est de se laisser abattre par ces contremaîtres dont les chaines d’assemblage, aussi austères soient-elles, restent pour ces esprits volatiles, un terrain de jeu où l’on crée, dans l’ombre, des images. Et ces moments ne sauraient céder à aucune dictature, qu’il s’agisse de l’islam radical d’Omar el-Béchir (dont la démission suite à la révolution de 2019 laisse peut-être espérer la réouverture d’une salle de cinéma), mais aussi du pouvoir grandissant des services de vidéo à la demande qui participent à la diminution de la fréquentation des salles.
Si en 2019, Talking About Trees se teintait déjà d’une douce mélancolie et d’un cri de résistance nous incitant à nous rendre dans les salles que nous avons encore la chance de voir exister, il résonne avec d’autant plus de puissance en cette année 2020 avec l’impact colossal des évènements récents sur l’industrie culturelle. Il nous rappelle l’importance de l’expérience de la salle, peu importe que celle-ci soit plongée dans l’obscurité et parcourue d’un alignement de fauteuils rouges, qu’elle se déroule sous la lumière d’un lampadaire au milieu du désert où l’on entend au loin un Adhan tonitruant, sur la façade d’un bar investi par quelques cinéastes passionnés ou dans une ruelle de quartier. Cette expérience, nous dit-il, n’est pas une lubie élitiste de cinéphiles fétichistes, mais un espace de rencontre, une évasion salvatrice, le lieu d’un vivre-ensemble qu’il est plus que jamais nécessaire de préserver.
14 août 2020