Tangerine
Sean Baker
par Céline Gobert
Avant d’être une oeuvre filmée avec des téléphones portables intelligents et mettant en scène des travailleuses du sexe transsexuelles, interprétées par de vraies transsexuelles, Tangerine, qui a fait sensation au Festival de Sundance en janvier dernier, est un film sur des lumières factices : celles des phares des taxis d’un environnement urbain anxiogène, celles des néons verdâtres des ruelles et autres bars nocturnes et déserts où se conjuguent les désespoirs, et celles, encore, des sapins de Noël qui ont vu s’évanouir tous les rêves d’enfants. « L.A c’est un mensonge dans un bel emballage », dit d’ailleurs l’un des habitants de la ville californienne, en écho aux déceptions générées par cette fabrique à rêves qu’est Los Angeles. Après l’amitié entre une jeune blonde et une vieille dame acariâtre dans Starlet, précédent film scénarisé par Sean Baker et Chris Bergoch, Baker filme la relation conflictuelle mais pleine d’amour entre deux meilleures amies, Sin-Dee (Kitana Kiki Rodriguez) et Alexandra (Mya Taylor), qui se retrouvent après le court séjour de la première en prison. Lorsque Sin-Dee apprend que son copain (James Ransone, vu dans Starlet et la série The Wire) l’a trompée, elle entame, aux côtés d’Alexandra, une enquête agressive sur les traces de sa rivale… Bruyantes, hilarantes, agaçantes, les deux femmes hurlent, s’agitent et arpentent les rues de L.A, la veille de Noël. Elles sont des transgenres, des femmes dans des corps d’hommes, en quête de clients. Entre un Donut Time et Hollywood Boulevard, elles vendent leurs corps et tentent de survivre comme elles le peuvent. De déambulations en affrontements sur les trottoirs, Tangerine opère un intéressant glissement narratif du bruit au silence : après les tempêtes verbales, les masques, les secrets et les perruques tombent. Comme dans Starlet, le final est d’une beauté brute.
En parallèle des femmes du récit, Baker filme le mal de vivre d’un taxi arménien (Karren Karagulian), père de famille frustré, tombé en amour avec l’une des travailleuses… Sur son siège arrière défile toute une galerie de personnages seuls : une vieille dame dont le chien vient de rendre l’âme, un vieil indien Cherokee qui arbore un prénom de fille, deux garçons drogués et saouls, ou encore une jeune fille triste qui fait un égoportrait, laissant entrevoir un bonheur factice. Bien avant toute chose, Tangerine parle de cette solitude que génère la ville. Cette oeuvre bâtie autour du thème de l’apparence suit le même arc narratif en trois temps que Starlet : elle décortique des personnages peu aimables au sein d’un univers méconnu et perçu comme glauque (l’industrie pornographique pour le premier, la prostitution pour le second), atteint un climax hystérique qui vient faire tomber les masques de protagonistes, et offre, sous la forme d’une solidarité inattendue, un certain salut à ces figures perdues… Les Frères Duplass, ici producteurs, se sont déjà montrés très friands de ces récits qui font souffrir puis guérir un duo blessé : par exemple, l’an passé, leur production The Skeleton Twins brillait déjà par une mélancolie latente, une vraie drôlerie et un espoir de rédemption similaires… Malgré la noirceur de son univers et de ses thématiques, Tangerine est un film d’une énergie incroyable, qui tire de ses répliques hilarantes et de son montage rythmé aux beats hip hop ou techno, une luminosité de coeur réconfortante. Baker prend en outre le temps de soigner l’esthétique de son film au budget de 100 000 $, et refuse tout ultra-réalisme habituellement associé aux thématiques abordées. Le rendu visuel des trois iPhones 5s utilisés (qu’un adaptateur anamorphique, une lentille et une application pour téléphones intelligents sont venus améliorer, notamment au niveau de l’homogénéité, de la stabilité et du format de l’image) offre ainsi des couleurs bariolées, chaudes, capturant à merveille le jaune vif et les graffitis colorés de Los Angeles, et nous plonge dans un monde artificiel, illuminé par le soleil éclatant d’un 24 décembre. Ainsi, Baker souligne aussi formellement le faux et le factice au centre du film.
Ceux qui auraient eu peur d’assister à un film social glauque sur la prostitution en Amérique peuvent donc balayer leur a priori et courir joyeusement découvrir Tangerine puisque Sean Baker et Chris Bergoch traitent du sujet sans apitoiement ni complaisance (et sans rien édulcorer pour autant). La prostitution n’est jamais le sujet du film, mais fait simplement partie du cadre et de l’histoire. Tout comme le fait que les personnages soient des transgenres. Encore une fois, le coeur du film est ailleurs : dans le réel et le quotidien faits de disputes, de crises d’hystérie et de combats de filles filmés sans point de vue (si ce n’est celui du naturel) par Baker. Le résultat est plus puissant que tous les discours démonstratifs ou pro-tolérance : les personnages existent pour ce qu’ils sont, au-delà de leurs problématiques sociales, au-delà de leurs genres. Si le film participe à la visibilité des transsexuels à l’écran, c’est d’une manière absolument respectueuse, et respectable : il filme ses actrices comme elles sont – belles, vivantes, fougueuses, violentes – et n’a pas préféré au casting des acteurs ou actrices cisgenres comme dans Dallas Buyers club, Breakfast on Pluto ou le futur Tom Hooper The Danish Girl où ce sont respectivement les acteurs Jared Leto, Cillian Murphy et Eddie Redmayne qui interprètent des hommes transgenres. En cela, le film laisse échapper une discrète charge politique, plus pertinente qu’ailleurs.
La bande-annonce de Tangerine
20 août 2015