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Critiques

TÁR

Todd Field

par Sylvain Lavallée

L’écran d’un cellulaire nous renvoie l’image de ce qui se trouve devant lui : une femme assoupie, sa tête reposant sur une table. C’est le premier plan de TÁR, et nous découvrons ainsi la protagoniste, Lydia Tár (Cate Blanchett), alors qu’elle est filmée à son insu, sans que nous sachions qui tient l’appareil téléphonique ni à qui s’adressent des textos que nous voyons défiler. Le film ne reviendra jamais sur ce plan mystérieux, mais celui-ci nous en dit long sur la posture du cinéaste Todd Field, sur l’ambiguïté qu’il cultive, et sur sa caméra qui se positionne par rapport à ce cellulaire (et par extension par rapport aux réseaux sociaux), offrant une image élargie qui agit moins comme une opposition que comme une mise en contexte nuancée.

Cheffe d’orchestre réputée, génie reconnue en son domaine, lesbienne affirmée, Lydia a su se faire une place dans le monde masculin de la musique classique. Elle se prépare à diriger la 5e symphonie de Mahler tout en assurant la promotion de son autobiographie à paraitre. Elle est donc au sommet, et le film dépeint sa chute, provoquée par des rumeurs concernant des relations amoureuses que Lydia aurait entretenues avec des élèves, usant de son pouvoir pour les séduire et leur promettre des promotions. Field, derrière la caméra pour son troisième film, maintient une position équivoque sur ce qui s’est réellement passé, en particulier avec Krysta, une ancienne pupille qui accuse Lydia dans sa lettre de suicide : en effet, le point de vue résolument subjectif, collé sur la protagoniste, relègue les victimes dans le hors-champ.

Il serait facile d’en conclure que nous sommes devant un film réactionnaire, forçant l’identification envers une artiste d’exception obligée de quitter la scène lorsqu’elle se voit attaquée par la soi-disant cancel culture (une expression en elle-même rétrograde). Mais le point de vue de TÁR est plus complexe, d’abord parce que sa perspective volontairement restreinte met en exergue les tentatives de dissimulation de Lydia et son incapacité à faire face à ses actions. Il en découle une paranoïa grandissante, s’alimentant non pas à un sentiment d’injustice, mais à celui d’une culpabilité inéluctable, ce que le film traduit à la faveur de séquences jouant avec les codes de l’horreur. Autrement dit, nous n’avons aucun doute sur la véracité des accusations. Ensuite, le cinéma de Field est porté par une subtile ironie : conservant la posture d’observation et cet humour grinçant qui fait contrepoint à l’image que nous avions découverts dans son très beau Little Children (2006), le cinéaste décrit à nouveau un personnage qui se défile et refuse de confronter la réalité.

Avec son allure des plus austères, TÁR ressemble à bien des œuvres ambitieuses d’auteur omnipotent, mais le titre lui-même est ironique, avec ces lettres majuscules imposantes qui renvoient à la suprématie de l’auteur, et cet accent sur le A lourd de prétention. Or, il s’agit d’un patronyme que Lydia a choisi pour se distancier de ses origines, le titre usant de l’emphase pour relever la prétention derrière ce nom. Au contraire de son personnage grandiloquent, il y a une modestie chez Field, un certain classicisme dans sa mise en scène servant avant tout à mettre en valeur ses acteur·rice·s et à faire ressortir la complexité du scénario. Le générique d’ouverture nous signale d’ailleurs cette humilité, en commençant par les remerciements, la horde de technicien·ne·s, tout ce qui apparait d’ordinaire à la fin de la projection, lorsque les spectateur·rice·s ont pour la plupart quitté la salle : dans un film portant sur une artiste-vedette, attirant toute la lumière vers elle, il s’agit d’un geste des plus éloquents, une manière de s’effacer pour mettre de l’avant la nature collaborative d’un plateau de tournage, que Field relie implicitement à un orchestre.


Cela dit, il y a bien une vedette dans TÁR, mais ce serait plutôt Cate Blanchett, qui nous livre ici une de ses plus grandes performances, dans une carrière déjà particulièrement riche. Il fallait une actrice de cette trempe pour que l’on puisse croire à un tel personnage, à son génie déclaré, au respect et à l’admiration qu’elle inspire malgré son humour cynique, souvent méprisant (qui la rend parfois insupportable). Il fallait une actrice comme Blanchett, exhalant une grandeur hiératique, une qualité quasi mystique, hors de ce monde, pour nous captiver comme Lydia séduit son entourage. L’assurance du personnage et son charisme s’effritent peu à peu, l’actrice passant avec aisance de la grandeur à la perte de contrôle, alors que son attitude hautaine, artistocrate, se transforme en une insouciance feinte, provocatrice, le film reposant largement sur cette interprétation magistrale.

Ou, plus exactement, sur cette performance, terme crucial en ce qu’il renvoie à la fois au geste d’interpréter, ce qui vaut pour une cheffe d’orchestre comme pour une actrice, mais aussi à l’importance pour Lydia d’impressionner, de performer au sens d’être efficace, d’être la meilleure, et de maintenir en permanence le personnage public qu’elle s’est créé. Quand elle dirige ses musiciens, ses gestes sont amples et spectaculaires, aux dépens du réalisme sans doute, le but étant ici de traduire par le mouvement du corps la personnalité de Lydia, sa façon de dominer et de séduire. Dans son cas, impossible de séparer l’art de l’artiste, ce que l’on admire dans son travail c’est précisément cette personnalité flamboyante qui lui a permis de se frayer un chemin dans un milieu compétitif, la même personnalité qu’elle manifeste dans ses interprétations. Son nom imposant occulte celui des compositeur·rice·s qu’elle privilégie (c’est son interprétation de Mahler), de même que tout tourne autour d’elle dans ses relations personnelles, toujours transactionnelles, comme le lui reproche sa femme (interprétée par Nina Hoss, extraordinaire aussi).

Blanchett excelle pour jouer ce genre de personnage, et il est vrai que grâce à elle notre empathie se dirige franchement envers Lydia, même si nous considérons qu’elle mérite d’être dénoncée et de disparaitre de la place publique. Et il est vrai aussi que la perspective de Field n’est pas sans facilité, dans la mesure où il reste en retrait du débat, préférant le portrait psychologique au contexte social, l’ambiguïté servant aussi à éviter de prendre position de façon trop franche. Il n’en demeure pas moins que TÁR est l’un des films américains les plus ambitieux de l’année, abordant avec nuance un sujet épineux, et l’un des rares ces dernières années à avoir été conçu autour de la personnalité d’une star. Ne serait-ce que pour cela, et pour la force de l’interprétation de Cate Blanchett, il mérite d’être souligné.


4 novembre 2022