Taxi Téhéran
Jafar Panahi
par Céline Gobert
Le taxi dans lequel se déroule toute l’action de Taxi Téhéran symbolise à lui seul la condition de Jafar Panahi : enfermé dans son pays comme dans sa voiture, le cinéaste iranien ne cesse pourtant d’être en mouvement, refusant à tout prix l’immobilisme, derrière son volant et sa caméra. Sa pensée, toujours, voyage. En effet, parce qu’il a contesté le gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad en 2010, le réalisateur de 55 ans n’a plus le droit de quitter l’Iran, ni celui de faire des films ou de s’exprimer en public. Ces interdictions ne l’ont pas bâillonné pour autant : en 2011, il présente au Festival de Cannes Ceci n’est pas un film, coréalisé avec Mojtaba Mirtahmasb, et, deux ans plus tard, il brille au Festival de Berlin avec Pardé, coréalisé avec Kambuzia Partovi et pour lequel il remporte l’Ours d’argent du meilleur scénario. C’est à la Berlinale également que son troisième film tourné depuis sa condamnation (et huitième au total) a été auréolé cette année. Panahi, en tant qu’artiste politique défenseur de la liberté d’expression, a été à de nombreuses reprises récompensé en Europe : Caméra d’or à Cannes pour Le ballon d’or, Lion d’or à Venise pour Le Cercle ou encore Ours d’argent à Berlin pour Hors jeu, qui, tout comme Le Cercle, dénonce la condition des femmes en Iran. Ces prix affirment une chose : la célébration de la liberté d’expression devra toujours rester l’une des priorités du monde du cinéma, tant pour les artisans que les spectateurs. Taxi Téhéran est donc bien davantage qu’un film, il est aussi une nécessité, un cri de liberté qui doit continuer à résonner à l’heure de tous les obscurantismes et les censures. La bonne nouvelle ? En plus d’être un acte de résistance d’une portée mondiale, l’oeuvre joue merveilleusement bien de ses contraintes imposées, empruntant au Ten de Kiarostami, dont Panahi fut d’ailleurs l’assistant, son dispositif formel.
Grâce à la caméra posée sur le tableau de bord du taxi de Panahi, c’est tout Téhéran qu’il nous est donné de voir. Personnage à part entière du récit en forme de docu-fiction concocté par Panahi, la capitale iranienne se dévoile sans fard, comme elle est au quotidien, avec ses rues, ses gens, ses trottoirs et ses magasins. Le taxi s’arrête et roule, embarque des personnes (un condensé de la société iranienne), et le film en profite pour évoquer les problématiques sociales actuelles : débats sur la charia, peine de mort, règles dictées par le gouvernement pour réaliser des films en Iran (par exemple, il est interdit de parler de sujets économiques et politiques) ou encore achats de films de Kurosawa ou de Kim Ki-duk sous le manteau. Provocation suprême du point de vue d’un État qui interdit les échanges hommes/femmes à l’écran : sur les sièges de Panahi, ce sont les femmes qui ont le pouvoir (comme chez Kiarostami d’ailleurs). La place des femmes dans la société iranienne est d’ailleurs largement évoquée par les cinéastes iraniens en activité : on pense à Mohsen Makhmalbaf (dans Gabbeh) ou encore à Asghar Farhadi (À propos d’Elly). On croisera ainsi dans le taxi la nièce de Panahi qui se rêve future cinéaste, et la militante et avocate iranienne Nasrin Sotoudeh, spécialiste des droits de l’homme et interdite d’exercer son métier. Pour rappel, elle a reçu en 2012 le Prix Sakharov pour la liberté de l’esprit avec Panahi. Ces images du vrai Téhéran et ces présences d’acteurs non professionnels insufflent une authenticité à l’oeuvre : sous la tôle de l’auto, il y a une ébullition, des pensées en mouvement, des combattants en action qui refusent de se taire et de subir la censure. Les quelques caméras installées dans l’habitacle offrent à voir l’intérieur et l’extérieur, filment tout ce qu’elles peuvent filmer de là où elles se trouvent, avides d’images, de sons et de mots, affamées de culture et d’espoir. Le long-métrage se révèle ainsi, brut et sans générique, éminemment politique. Panahi, dont l’exercice de style n’est que nécessité, est un partisan de l’action directe : son arme est son art. Militant pacifiste, il se fait guerrier le sourire aux lèvres, faisant de son oeuvre d’art, en forme de poing levé, un objet ludique, puissant, fascinant.
La bande-annonce de Taxi Téhéran
15 octobre 2015