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Critiques

The African Queen

John Huston

par Helen Faradji

D’accord, ce n’est peut-être pas le Huston des très grands jours, ceux d’Asphalt Jungle, de The Maltese Falcon, de The Misfits, de Fat City. Plutôt celui des Moby Dick, Heaven Knows, Mr Allison (il faudrait s’amuser d’ailleurs à recenser les points communs entre ces deux-là) ou Treasure of the Sierra Madre. D’accord encore, on est loin des sublimes losers hustoniens et de leur légendaire ambiguïté morale. D’accord toujours, la légèreté fleurant bon la naïveté du tout et le happy end de conte de fées ont de quoi faire sourire. Mais pourquoi bouder son plaisir? Pour la première fois, en outre dans une édition revampée donnant littéralement à la vivacité du glorieux Technicolor l’occasion de crever l’écran (ces verts! Ces bleus! Ces détails! Ce relief!), The African Queen est disponible en DVD. Un bonheur presque conçu sur mesure, disponible à emporter, qui aide simplement à se rappeler que John Huston est probablement l’un des cinéastes les plus imaginatifs ayant foulé la surface de notre terre cinéphilique.

Mais The African Queen n’est pas qu’un divertissement de haute tenue, un bonbon pour cinéphiles, une production dont chaque instant semble avoir été pensé pour incarner un morceau de ce fameux ruban de rêves dont parlait Orson Welles. Non, The African Queen, c’est d’abord un film « indépendant » (produit par Sam Spiegel et Huston lui-même) conçu pour faire la nique au maccarthysme (Bogart-Hepburn-Huston, le trio de dangereux gauchistes sont à la barre) et à la crise de l’industrie hollywoodienne misant alors sur d’éléphantesques productions de prestige pour sortir la tête de l’eau (nous sommes en 1951 et la télé, nouveau médium au pouvoir titanesque, cause bien des sueurs froides au petit monde du cinéma). C’est aussi, et surtout, une mise en scène souple, élégante, magnifiant nature et héros avec une même bienveillance un peu fleur bleue. Un exemple à faire étudier dans les écoles de ce qu’était, de ce que doit être, la transparence hollywoodienne. C’est encore un script façonné par le critique James Agee adaptant un roman de C.S. Forester pour ciseler un véritable modèle presque parfait du film d’aventures, thème chéri par le grand cinéma de studios des années 30 à 60, qui en illustre chacune des dimensions avec un bonheur presque palpable. L’exotisme cher au cycle? Direction l’Afrique de 1914 où une missionnaire déterminée et volontaire convaincra un capitaine de bateau brinquebalant de prendre la route pour aller détruire un navire ennemi. Des méchants qu’on adore haïr? Les Allemands sont cruels et sans pitié, dans une caricature de vilains que la série des Indiana Jones remettra plus tard au goût du jour. Une romance comme il ne s’en fait plus? Entre la vivacité d’une comédie britannique et un lyrisme qu’épousera aussi Out of Africa, le cœur aura aussi sa place le long du tumultueux voyage. Des péripéties et des rebondissements? Des rapides aux attaques de moustiques, en passant par les problèmes techniques du vieux rafiot qu’est la reine africaine, là, aussi là, tout autant là.

Rien de plus, rien de moins, alors qu’un bon vieux film d’aventures des familles? Pas si sûr. Car John Huston sort de sa manche deux immenses acteurs dont la seule présence assure au film cette touche discrète de subversion le rendant parfaitement irrésistible. Du côté féminin, c’est la reine Katherine, la Hepburn qui enfile l’habit de la missionnaire casse-cou. La vigoureuse moitié du couple Tracy-Hepburn qui par son charisme inhabituel, ses sourcils froncés et son air frondeur, vus pour la première fois en couleurs, assure à l’African Queen ce délicieux soupçon d’héroïsme, de courage, de noblesse et de frémissements féministes empêchant toute mièvrerie. Côté masculin, Humphrey, le Bogart, qui décrochera là le seul oscar de sa carrière. Alcoolo, cynique, gouailleur, d’une ironie absolue, bien plus proche du Sam Spade de Maltese Falcon (le film par lequel Huston révéla au monde son visage long et émacié, son assurance butée et irrésistible) que du chevalier blanc, il renverse avec délice l’archétype du héros d’aventure incarné jusque-là par les sans peur et sans reproches Douglas Fairbanks ou Errol Flynn.

Deux acteurs en pleine possession de leurs moyens, un réalisateur qui s’amuse à débroder subtilement le canevas d’un style ultrapopulaire, une touche de comédie (il faut voir cette chorale d’Africains dans la séquence d’ouverture), un tournage épique au milieu des hippos et des crocos dont on apprendra les détails les plus croustillants dans le documentaire fouillé Embracing Chaos présenté en bonus : au royaume des vraies joies de cinéma, l’African Queen est certainement souveraine.


29 avril 2010