THE APPRENTICE
Ali Abbasi
par Elijah Baron
Les journalistes n’ont pas perdu de temps ; à peine les résultats de l’élection américaine de 2016 annoncés, l’improbable étant devenu inévitable, Oliver Stone – cinéaste fasciné par les figures présidentielles – se voyait déjà condamné à répondre à cette question aussi persistante et opportuniste que le nouvel élu : « À quand un film biographique sur Donald Trump ? » Après tout, que peut-il y avoir à révéler de plus sur un personnage qui, comme l’exprime la métaphore de « l’empereur nu » qui lui est couramment associée, semble incapable de s’afficher en public sans s’incriminer ? Mais surtout, comment faire concurrence à un être parodié à l’excès et quasi autoparodique qui se performe lui-même, depuis des décennies, à travers des médias en grande partie complices de sa montée en pouvoir ?
S’il fallait néanmoins imaginer le film qu’en aurait fait Stone, il est probable que, comme dans Nixon (1995), le président, égomaniaque mais impotent, aurait été exposé en tant que simple rouage d’un système politique indomptable. En centrant son portrait du futur politicien sur le milieu new-yorkais qui a conditionné son entrée en affaires il y a un demi-siècle, Ali Abbasi adopte une approche similaire : mettre en lumière l’alliance que forme à partir de 1973 le jeune Trump (Sebastian Stan) avec le vicieux Roy Cohn (Jeremy Strong), ancien bras droit de Joseph McCarthy, permet d’inscrire sa présidence dans une continuité historique irrécusable. C’est peut-être là l’impact le plus immédiat de The Apprentice, qui, sans prétendre à bouleverser notre vision de l’actuel candidat politique – « Le film qui ne vous fera pas changer d’avis sur Donald Trump » est le slogan officiel –, trace un lien direct entre l’exécution des Rosenberg et la mise en place du réseau semi-criminel qui portera jusqu’à la Maison-Blanche le premier président affichant des ambitions ouvertement antidémocratiques.
Candide et malhabile, telle une coquille vide attendant d’être remplie ou du moins maquillée, le Trump que l’on rencontre au début du film est une sorte de Barry Lyndon transposé de manière organique dans les images mi-documentaires, mi-recréées d’un New York en pleine descente aux enfers. Aspiré par le regard vampirique de Cohn, qu’il croise dans un club privé au rythme d’un zoom séducteur, il entre dans l’orbite de l’avocat sans scrupules et conclut avec lui un pacte effectivement faustien : au prix de son humanité, perdue une compromission à la fois, il parviendra à se faire un nom et à se tirer de diverses poursuites judiciaires pour finalement s’imposer sur le paysage de la métropole. Le récit des origines de Trump, situé sur le plan chronologique entre le « I’m not a crook » de Nixon et le second mandat de Reagan, se divise en deux parties relativement distinctes, la première racontant sa corruption symbiotique aux mains de Cohn, et la deuxième son cruel abandon de son mentor, au terme d’une chute morale déguisée en ascension sociale.
Au moment où Trump, dictant dans la scène finale son The Art of the Deal, fera passer pour siennes les leçons de Cohn – attaquer sans relâche, tout nier, ne jamais s’avouer perdant –, sa transformation physique et mentale en le personnage que l’on connaît aujourd’hui sera complète. Hyde sans Jekyll, portrait de Dorian Gray ambulant, l’homme d’affaires s’enfonce progressivement dans un grotesque presque surnaturel que le réalisme psychologique du scénario de Gabriel Sherman ne suffit pas tout à fait à expliquer, et c’est sans doute cette dimension monstrueuse qui a attiré Abbasi (Border, 2018 ; Holy Spider, 2022) vers un projet périlleux, renié et initialement interdit de projection par l’investisseur Dan Snyder qui attendait, pour une raison ou une autre, un portrait plus favorable de Trump. L’impression qu’en garderait l’ancien président lui-même n’est d’ailleurs pas si facile à prédire vu son admiration bien connue et totalement irréfléchie envers Citizen Kane (Orson Welles, 1941) : on en apprenait long sur sa perception de lui-même dans une capsule étonnante de Errol Morris où, disant s’identifier à Kane, Trump ne portait le blâme que sur sa femme et se montrait incapable de reconnaître la mégalomanie destructrice et fasciste que condamnait Welles ; ainsi, Abbasi s’assure que l’affiche de ce film, accrochée au mur de son protagoniste, évoque l’image d’un superhéros dans une chambre d’enfant.
S’il tombe en partie dans son propre piège en renforçant l’omniprésence de l’individu sans doute le plus surmédiatisé de notre époque, The Apprentice n’a ni le budget ni l’ambition nécessaires pour devenir une épopée potentiellement glorificatrice du type de The Wolf of Wall Street (Martin Scorsese, 2013) ou une satire délirante telle que Vice (Adam McKay, 2018), et c’est tant mieux. Riche de performances remarquablement humanisantes compte tenu de son sujet, l’œuvre de Abbasi prétend – avec mauvaise foi, bien entendu – à une certaine objectivité apolitique, mais elle n’est pas dupe du fait que le paradoxe de Trump consiste en un décalage absurde entre l’image qu’il aimerait que l’on retienne de lui et celle qui s’est imposée dans la conscience populaire. Sans se lancer dans une énumération interminable de crimes et de méfaits, disons simplement que la première moitié de ce film, avant qu’interviennent des scènes de chirurgie plastique à la limite du body horror dans une esthétique VHS, est particulièrement efficace en raison de son détournement de la perception publique du personnage et de la sympathie que se permet Stan dans son interprétation d’un Trump faisant craintivement le tour des logements sociaux de son père, ou ne trouvant pas sa place dans une bacchanale.
Plus mémorable encore est un Strong qui trouve, dans ses derniers jours, un fond à l’abîme d’amoralité qu’habitait jusqu’alors confortablement son Cohn, lorsque celui-ci, s’affaiblissant et mourant peu à peu du sida sous le regard dégoûté de sa créature frankensteinienne, reçoit – presque littéralement – la monnaie de sa pièce. Il serait trop charitable peut-être d’interpréter son ultime réaction face à son héritage comme un remords plutôt qu’un simple apitoiement sur soi, mais il est impossible d’ignorer le fait que le non moins détesté Dick Cheney votera le mois prochain pour Kamala Harris. Comme le disait Jason Sudeikis en Satan sur Saturday Night Live : « Je suis peut-être le diable, mais je ne suis pas un monstre ! »
11 octobre 2024