The Assassin
Hou Hsiao-hsien
par François Jardon-Gomez
Avec The Assassin, son dix-neuvième film en trente-cinq ans de carrière, le cinéaste taïwanais Hou Hsiao-Hsien est de retour après huit ans d’absence. Nous ayant habitués à des films dépouillés et mystérieux, à un cinéma contemplatif qui mise notamment sur une narration elliptique et diffuse (voire des récits indéchiffrables), Hou ne pouvait qu’ajouter de la curiosité à l’excitation du public en dévoilant que son nouveau film en serait un de wuxia. Le maître du cinéma asiatique allait donc se confronter à un genre qui fait la part belle à l’exaltation des passions, à la démesure, à l’épique, au grand déploiement.
Campé dans le IXe siècle chinois, The Assassin démontre le goût de Hou pour la fresque historique et le tableau intime avec un récit qui conjoint l’histoire politique et l’histoire familiale. Au sein d’un conflit qui éclate entre la province de Weibo et la Cour impériale (la première défiant l’autorité de la seconde) se trouve Nie Yinniang, l’assassin du titre, envoyée dans sa province natale pour tuer Tian Ji’an, chef du Weibo, qui n’est nul autre que son cousin, auquel elle a jadis été promise. Comme le sous-entend le titre, The Assassin repose d’abord et avant tout sur un personnage principal dont on fait le point focal du récit : Hou Hsiao-Hsien est moins intéressé aux conflits politiques, esquissés rapidement, qu’à la réalité de Yinniang, qu’à sa place au sein du paysage politique. Que représente, fondamentalement, l’acte de tuer? Quelle éthique est liée au rôle d’assassin qui suppose, comme le rappelle son maître, une détermination qui devrait outrepasser toute valeur personnelle? Plus le récit avance, plus Hou fait du dilemme circonstanciel posé par le maître de Yinniang un questionnement existentiel : doit-elle tuer son cousin ou l’aimer, alors qu’elle le retrouve après 13 ans de séparation, ou encore trouver le moyen de se libérer de toute emprise en faisant ni l’un ni l’autre? Le cinéaste invite alors le spectateur à réfléchir, avec les personnages, au sens profond des actions posées, à leur implication éthique et morale.
Il apparaît assez rapidement que Hou ne fera pas un film de wuxia avec fortes chorégraphies stylisées et de longue durée, The Assassin ne totalisant environ que dix minutes de combat. Les séquences attendues d’un film d’arts martiaux – comme ce qui relève de l’entraînement de Yinniang, fréquemment mentionné mais jamais montré – sont d’ailleurs complètement absentes du film. Il ne fallait pas s’attendre à voir le vétéran cinéaste se plier sans réserve aux codes génériques; il prend plutôt un malin plaisir à les détourner au profit de son esthétique, allant jusqu’à tourner le film presque exclusivement en format académique plutôt qu’avec le 1.85 :1 généralement utilisé. Et pour bien marquer son point, la seule scène tournée en widescreen ne montre pas un combat aux dimensions épiques qui serait le dénouement d’un récit héroïque arrivé à son paroxysme, mais une scène d’exposition dans les quinze premières minutes : le flashback d’une joueuse de guzheng, filmée en plan fixe, qui raconte une fable.
Le film est surtout pensé comme une série de toiles, il se dévoile peu à peu, comme en font foi les nombreux plans cadrés derrière des voiles, ou rideaux, qui bougent au gré de l’air et du vent. The Assassin progresse par touches impressionnistes, rythmé par ces longs plans – notamment dans les establishing shots – qui imposent une langueur au film, mais aussi aux personnages. Yinniang s’exprime peu, mais on devine sans problème une mélancolie profonde chez cette femme troublée de mettre à l’épreuve son apprentissage théorique et pratique dans cet ultime test de volonté, rôle qui sied à merveille à Shu Qi, qui donne la consistance nécessaire à la douleur tranquille de Yinniang.
C’est à cette mélancolie – mais aussi à l’élégance qui habite le film dans chaque mouvement, chaque costume, chaque lumière –, que répond la brutalité du combat d’arts martiaux. The Assassin rappelle que la violence surgit toujours sans prévenir : elle est introduite dans le cadre par un montage soudainement rapide qui plonge souvent le spectateur dans un combat ayant déjà commencé, comme pour mettre en évidence la fulgurance et la fureur des passions qui animent inévitablement celui-ci, mais qui repartent aussi rapidement qu’elles se sont présentées. Comment comprendre autrement ces combats presque systématiquement suivis de longs plans fixes, cadrant ici des arbres dont les feuilles frémissent sous l’effet du vent, là une forêt à l’aube derrière laquelle se profile un coucher de soleil? Ni glorifiée ni condamnée, toujours subite, souvent reléguée à l’arrière-plan ou au hors-champ, la violence n’agit pas ici comme condition d’existence des personnages, mais plutôt comme une impulsion qui révèle à chaque fois une part d’humanité de ceux-ci.
Hou expose des idées avec la retenue et la distance de celui qui sait faire confiance à l’image. Si le dépouillement narratif dont il fait preuve en déroutera certains, il n’en reste pas moins que les thèmes et les enjeux (trahison, amour, fidélité, le tout sur fond de trame historique et politique) sont imposants par leur stature, à l’image des plus puissantes œuvres de Shakespeare – dont Hou garde aussi le goût pour l’action retardée (ici par ellipses et lenteur narrative plutôt que multiplication des intrigues secondaires). À l’expression brute, Hou préfère l’émotion diffuse, disséminée ici et là au fil de scènes elliptiques qui révèlent les sentiments des personnages autant dans les regards et les silences que dans la lumière des longs plans atmosphériques. The Assassin, récompensé au dernier festival de Cannes du prix de la mise en scène, a la splendeur d’une œuvre d’art qui déborde de son propre cadre.
La bande-annonce de The Assassin
5 novembre 2015