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Critiques

The Babadook

Jennifer Kent

par Céline Gobert

Amelia Banick (Essie Davis) a survécu à l’accident de la route qui a tué, sept ans plus tôt, son mari Oskar, sur le chemin de l’hôpital. Endeuillée, elle refuse toujours de fêter l’anniversaire de Samuel (Noah Wiseman), le bébé (devenu petit garçon) qu’elle portait alors dans son ventre. Le monstre Babadook, qui commence à les hanter suite à la lecture d’un conte horrifique pour enfants, vient s’inscrire dans un contexte douloureux: culpabilité du survivant, refoulement et ressentiment latent envers le fils. Dans une première partie sous tension maximale, et qui met nos nerfs à rude épreuve, l’enfant est présenté du point de vue de la mère : le gamin-vampire, excité et demandant, nous est rendu profondément insupportable. La seconde, filmée du point de vue du petit garçon, vulnérable et effrayé par une mère qui perd pied, remet les choses à leur place : l’hyperactivité du gamin n’est-elle pas que le fruit de la perception de cette mère lentement submergée par une profonde dépression, une haine de soi, et des troubles psychologiques grandissants ? Ce « Why can’t you just be normal ? » qu’elle lance à son enfant pourrait tout aussi bien être un reproche qu’elle destine à elle-même.

La richesse thématique de Babadook se trouvait déjà dans Monster, le premier court-métrage en noir et blanc de Jennifer Kent, jeune réalisatrice australienne, visible ici, dans lequel un enfant et sa mère devenaient les proies d’une poupée maléfique transformée en démon menaçant. Kent nous y laissait explicitement deviner l’aspect métaphorique du scénario : la mère avait eu une pensée inavouable de violence ou de haine à l’égard de son fils ; pensée qui lui était intolérable et qu’elle avait associée à la poupée jetée au fond du placard. La poupée, symbole de sa culpabilité, revenait ensuite la hanter. De la même façon, le monstre Babadook symbolise tout à la fois la terreur d’un enfant envers sa mère et l’horreur d’enfanter – puis de subir l’enfant – expérimentée par la mère. Comme dans Babadook, la mère n’échappe au monstre (comprendre : la part sombre d’elle-même) qu’en l’acceptant – illustration parfaite du conflit entre pulsion de vie et pulsion de mort cher à Freud. En effet, la clôture des deux films montre la mère nourrir le monstre, d’un verre de lait ou d’un bol de vers de terre, pour pouvoir continuer à vivre. Elle ne se bat plus contre sa propre noirceur : elle l’affronte et elle l’accepte – à l’instar de la mère de The Descent de Neil Marshall, qui, également endeuillée après un accident de la route, trouve le moyen d’échapper à son chagrin et à sa culpabilité (d’avoir perdu mari et enfant) en épousant son animalité la plus profonde et la plus enfouie. L’inverse l’aurait condamnée au néant existentiel vécu par la mère dans Triangle de Christopher Smith qui, dans une même impossibilité à guérir le monstre qu’elle se figure être (après l’accident de la route auquel elle a survécu) n’aura de cesse de tuer ses doubles et ses clones pour se libérer du cercle de culpabilité dans lequel elle est emprisonnée.

L’utilisation d’une métaphore similaire permet à Jennifer Kent, en prime, d’effectuer un retour aux racines de l’épouvante et, par conséquent, à l’essence même du film de genre : soit la sublimation des pulsions négatives (mécanisme de défense de l’humain). Cette méta-réflexion, elle-même mise en abîme (le spectateur sublime ses pulsions en regardant une héroïne apprendre à sublimer les siennes), est rendue possible par l’imagerie convoquée par la réalisatrice australienne : par exemple, les griffes du monstre, rappelant le Nosferatu de Murnau, nous ramènent à une horreur expressionniste et cauchemardesque, qui tend vers la terreur, franche et vidée de superflu, de l’enfance – avec ses monstres sous le lit, ou dans le placard, ses ombres sur les murs et ses portes qui grincent (le travail sur le son, des bruits aux sons du Babadook, est d’ailleurs très soigné; tout comme le design gothique du déjà culte livre rouge). La maison, par ailleurs, est un personnage à part entière du récit, comme elle l’était dans les deux grands films de genre de William Friedkin, L’Exorciste et Bug dont Kent a visiblement subi les influences. La Maison-prison, sans couleur vive, tout en bleu et en noir, construit un décor anxiogène et sombre, qui illustre l’état mental de la mère autant qu’il exploite l’étau se refermant sur les deux protagonistes, tournés vers eux-mêmes et subissant les rencontres avec le monde extérieur comme autant d’agressions violentes (cf. la petite fille cruelle et les agents de protection de l’enfance). Comme chez Friedkin, relation toxique et aliénation du soi se mêlent jusqu’à l’implosion, et accouchent du monstrueux : Diable dans l’Exorciste, fournaise de l’Enfer dans Bug. The Babadook se bâtit autour d’un même crescendo, grimpant par étape, distillant sa noirceur comme se propage un virus : ainsi, le montage vif répond à des plans fixes qui séparent symétriquement la mère et le fils ; on pense au gouffre entre eux dans le lit au début ou encore à la récurrence de cette scène dans la voiture – en écho au traumatisme initial – où elle dialogue avec lui via le rétroviseur jusqu’au paroxysme atteint dans la crise d’angoisse du petit.

On trouve dans cet affrontement entre la Haine d’une mère et l’Amour d’un fils (qui veut la sauver du Babadook, et donc d’elle-même), une émotion incroyable, viscérale, bouleversante – ce qui n’est pas chose courante dans les films de genre contemporains. A la fin, l’ombre de Friedkin plane une fois encore : le vomi noirâtre et visqueux sortant de la bouche de la mère rappelle le calvaire de sa Regan possédée. Une fois la mère attachée, hurlant d’une voix rauque son chagrin, la séquence se transforme vite en une monumentale scène d’exorcisme où c’est la violence de la peine et de la colère qu’il faut évacuer à tout prix ; où ce sont les démons et les monstres intérieurs qu’il faut recracher de soi.

 

La bande-annonce de The Babadook


17 mars 2015