Critiques

THE BANSHEES OF INISHERIN

Martin McDonagh

par Elijah Baron

Fidèle à une routine apparemment immémoriale, Pádraic Súilleabháin (Colin Farrell) – orthographe gaélique de Patrick Sullivan – se rend comme tous les jours au coup de deux heures chez son meilleur ami Colm (Brendan Gleeson) pour l’emmener boire un verre au pub, sans savoir que ce dernier s’apprête à ignorer pour la première fois son invitation. Hier encore tout allait bien, mais aujourd’hui Colm décide sommairement, sans cause apparente, de lui tourner le dos et de mettre un terme à leur amitié ; la théorie taquine avancée par d’autres membres de la communauté pour expliquer le choix de Colm aux yeux de Pádraic – « C’est peut-être qu’il ne t’aime plus, voilà tout » – s’avère finalement assez proche de la vérité. Ce bouleversement, qui constitue le point de départ de The Banshees of Inisherin, évoque d’abord L’ange exterminateur de Luis Buñuel par son caractère banalement absurde et inexpliqué, mais c’est plutôt l’influence de Samuel Beckett et de Carl Theodor Dreyer qui commence à se faire ressentir à mesure que se dévoilent les enjeux d’une fable tragi-comique dont la force émotive s’exprime, comme souvent chez Martin McDonagh, au détour d’une plaisanterie ou d’un démembrement.

Appuyée par une violence caricaturale issue tout droit d’un dessin animé ou d’un conte des frères Grimm, l’atmosphère fabuleuse qui imprègne l’univers drôle et mélancolique de McDonagh tient moins à des éléments expressément surnaturels – les banshees éponymes n’ont rien de littéral – qu’à sa capacité à capturer le genius loci, « esprit des lieux » dans lesquels s’ancrent ses fantasques récits, qu’il s’agisse d’une Bruges à la beauté gothique et purgatoriale (In Bruges, 2008) ; d’un Los Angeles éclaté et postmoderne (Seven Psychopaths, 2012) ; d’un Missouri rural avec ses parts d’ombre et de lumière (Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, 2017) ; ou encore, dans le cas présent, d’une île fictive au large de l’Irlande, dont les paysages mythiques magnifient les tragédies du quotidien, révélant au grand jour la solitude lunaire et sauvage des protagonistes, ainsi que les conséquences destructrices des questionnements existentiels qu’ils n’arrivent plus à refouler.

Donnant suite à une collaboration hors pair initiée avec In Bruges, Farrell et Gleeson dessinent ces motifs avec une expressivité si remarquable qu’elle aurait pu appartenir au cinéma muet. C’est un facteur curieux pour un film aussi riche en dialogues ; en effet, les échanges truculents qui ponctuent l’action se fondent fréquemment dans le silence pesant et l’obscurité immobile d’espaces clos (demeures rustiques, confessionnaux) propres à traduire les états d’âme de personnages auxquels échappe cette quiétude innocente dont seules les bêtes environnantes semblent avoir le secret. La mise en scène, qui oppose de multiples façons le dedans et le dehors, l’absence et la présence, accentue l’étrangeté de la tension qui se crée entre les deux hommes, érigeant entre eux des barrières visibles (fenêtres, murs de pierre) ou invisibles (divergences philosophiques et intellectuelles) qui intensifient les contacts et confrontations que provoque Pádraic ; bloqué dans les stades primaires d’un deuil qu’il n’arrive pas à comprendre, celui-ci ne cesse d’épier ou d’interpeller Colm, au point de pousser son ancien compagnon à proférer une menace irrationnelle et désespérée – s’il n’obtient pas la paix, il se coupera les doigts – qui rime étrangement avec son angoisse de la disparition et de la mort, une peur qui ressemble par moments davantage à un fantasme.

Le ressentiment confus qui s’établit entre les protagonistes résulte à la fois d’un excès et d’un manque de communication, et c’est en partie de cette contradiction que naît le comique : aussi soudaine que brutalement intransigeante, leur remise en question de soi et de leurs liens interpersonnels détonne dans le contexte foncièrement uniforme et traditionnel d’une société insulaire. Continuant de déconstruire avec sarcasme, comme dans beaucoup de ses projets, les clichés sentimentaux ou nationalistes associés aux représentations convenues d’une vieille Irlande romantique, McDonagh situe d’ailleurs The Banshees of Inisherin – son unique film tourné en Irlande excepté le court métrage Six Shooter (2004) – pendant la guerre civile de 1923, conflit qui oppose majoritairement d’anciens camarades, et dont les habitants de l’île observent de loin les retentissements sans savoir non plus quel sens leur attribuer.

Cinéaste et dramaturge né de parents irlandais dans la capitale britannique, McDonagh propose un point de vue intime mais extérieur – comparable à celui de son frère aîné, John Michael McDonagh (The Guard, 2011 ; Calvary, 2014) – qui témoigne d’un rapport ambivalent à son pays ancestral : s’il en retranscrit délicatement les sonorités et la cadence, le folklore et le tempérament, on relève également une part de rejet satirique dans sa représentation amère de divers aspects culturels et figures d’autorité (le policier, le prêtre, le combattant indépendantiste). Cela vaut autant pour son théâtre que pour son cinéma, deux mondes qui se croisent ici, puisque The Banshees of Inisherin vient compléter sa trilogie des îles d’Aran débutée avec les pièces The Cripple of Inishmaan et The Lieutenant of Inishmore, prenant la place qu’aurait pu occuper The Banshees of Inisheer, œuvre jamais publiée que l’auteur disait vouloir retravailler quand il sera plus âgé.

Moins prolifique au cinéma qu’au théâtre – à 27 ans, il devenait le seul dramaturge depuis Shakespeare à avoir quatre pièces mises en scène à Londres dans la même saison – McDonagh atteint à présent avec ce film, le plus acclamé de sa carrière, une sorte de maturité, ou en tout cas une phase d’autoréflexion. Il est en effet possible de voir, derrière les personnages immenses de Farrell et Gleeson – l’un simplet et satisfait de peu, l’autre maussade et possédé par l’idée de faire sa marque en tant qu’artiste – deux facettes d’un enfant terrible vieillissant qui s’interroge sur la valeur de son style, partagé entre attrait du divertissement vulgaire et désir de profondeur. Longtemps comparé à Tarantino, qu’il a pu critiquer tout en s’inscrivant dans sa continuité, McDonagh s’affirme désormais prêt à rendre son cinéma « le moins cool possible ». Que dire, si ce n’est : la transition s’annonce bien.


1 novembre 2022