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Critiques

THE BRUTALIST

Brady Corbet

par Mélopée B. Montminy

Il y a la montée et la descente, la gloire et sa chute. Une structure classique, scindée, binaire, celle de l’épopée. Cette structure ne représente pas seulement le squelette de The Brutalist, le dernier film de Brady Corbet ; elle témoigne d’une bien simple façon de percevoir le monde. Dans ce film qui présente l’ambition d’une œuvre monumentale, il y a l’érection d’une statue et son déboulonnement. On l’érige en hommage au métier d’architecte, à la collaboration entre un immigrant et sa terre d’accueil ; on la détruit en tant que symbole d’une idéologie. Corbet et sa coscénariste Mona Fastvold revisitent l’histoire américaine et la construction de son mythe. Mais quelque chose cloche dans cette façon d’utiliser les outils du maître pour tenter de détruire sa maison.

En 1947, László Tóth (Adrien Brody), un Juif hongrois tout juste sorti du camp de concentration de Buchenwald, débarque sur le continent américain, là où tous les espoirs d’une vie meilleure sont permis. Son cousin Attila (Alessandro Nivola) offre à László de travailler pour lui dans un magasin de meubles à Philadelphie. Diplômé de l’école allemande Bauhaus, le rescapé de la Shoah cumule déjà une expérience notable à titre d’architecte. Après avoir rénové la bibliothèque de Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce), industriel richissime, un quiproquo provoque un conflit entre les trois hommes. Cela dit, la rencontre de cette brute américaine bouleversera néanmoins l’existence de László : l’entrepreneur lui offrira la chance de construire un monument à la mémoire de sa défunte mère. Bien que la fumisterie du rêve américain prenne du temps à se révéler mensongère – on nous gave de cette propagande au point où l’on ne peut qu’attendre le moment où tout basculera –, la relation entre ces deux archétypes est douteuse dès le commencement. Il y a l’entrepreneur argenté s’amusant de sa nouvelle accointance comme un enfant gâté à qui l’on aurait acheté un singe savant, et il y a cette pauvre bête, pétrie de traumatisme et définie que par cette innommable violence génocidaire qui offre une aura tragique à son génie artistique.

Groupe inaugure un chantier dans un champ

Dès les premières images du film, de chemins de fer et de route, de l’Amérique et ses gratte-ciel en guise d’axis mundi, un présage : la statue de la Liberté est à l’envers. Pas de doute, Corbet et son directeur de la photographie (Lol Crawley) maîtrisent le langage cinématographique. Facture conventionnelle, tournage en format 70 mm (VistaVision), nous avons affaire à un esthète qui s’associe, voire se contraint à un style magistral très codé. Malheureusement, l’application de cette esthétique du grand et du beau devient gênante lorsqu’à l’intérieur de cette façade architecturale se trouve non pas un espace habité et foisonnant de vie mais plutôt une maison-modèle, vide, sans âme. Se creuse ainsi un contraste entre l’ardeur stylistique de cette œuvre sur l’Artiste prodigieux et tourmenté puis la banalité involontaire des dialogues, le caractère insipide et artificiel des personnages et la tournure cadastrée de l’intrigue. L’histoire devient d’ailleurs sordide et curieusement anachronique dans la seconde partie du film, alors que le sujet de la violence sexuelle est abordé avec une franchise qui ne colle pas à l’époque dépeinte.

Dur à croire que les choses puissent être nommées et dénoncées avec l’aise dont fait preuve le personnage d’Erzsébet (Felicity Jones), l’épouse de Tóth dont l’héroïsme a pour unique fonction d’achever la déconstruction du mythe de l’Amérique comme Terre promise. Manifestement satisfait de pouvoir inclure de nombreux grands sujets dans son film, Corbet superpose l’antisémitisme subi par le couple, la création d’Israël et l’enthousiasme d’un des personnages pour le sionisme. Toutefois, il aborde ces enjeux de façon si décorative et indolente qu’on en vient, dans le contexte actuel, à trouver cela franchement embarrassant. Qui plus est, le cinéaste a beau vouloir dénoncer le racisme à l’endroit du personnage de Gordon (Isaach de Bankolé), il aurait été préférable que celui-ci ait un minimum de substance au-delà de sa seule fonction d’ami noir avec qui László découvre le jazz et consomme de l’héroïne. Ce personnage bénéficie au moins d’une écriture plus développée que celui de Zsófia, la nièce survivante (Raffey Cassidy), dont le mutisme post-traumatique s’avère pratique quand il s’agit de se laisser aller à la paresse scénaristique. Quant à László lui-même, il personnifie davantage l’idée d’un artiste plutôt qu’un artiste pourvu d’idées, et d’aucuns pourraient supputer que Brady Corbet se sert de la noirceur traumatique de l’holocauste pour le rendre ténébreux, donc taiseux, et ainsi sans profondeur. À force d’énumérer ainsi les failles, on peut en venir à se demander si cette interprétation sans pitié ne fait pas preuve de mauvaise foi. Et si l’apparente facticité de The Brutalist était le résultat d’un projet plus cohérent que vide ? Après tout, c’est la lecture d’un livre sur le Bauhaus qui a inspiré son film à Brady Corbet. À la fois école architecturale et courant artistique, en plus d’avoir été qualifié par les nazis d’art « dégénéré », le Bauhaus symbolise la modernité dans cette volonté toute performative que la fonction et l’efficacité priment les autres considérations esthétiques. Simplicité, design. Le dépouillement de complexité des personnages de Corbet au profit de leur aspect fonctionnel ne serait-elle pas l’expression pure du Bauhaus lui-même ? Il faut bien continuer de rêver…

Plusieurs ont dit de The Brutalist que sa longueur posait problème. Or, la durée ne s’avère une tare que dans la mesure où elle nous laisse entrevoir la vacuité d’un projet qui veut tant en imposer, sans en avoir tout à fait les moyens. Devant pareil film-fleuve, on perçoit surtout l’ambition derrière le geste, l’acte puéril de construire quelque chose de colossal. Car ni le scénario ni la réalisation ne parviennent à exposer autre chose que le désir du cinéaste de s’inscrire dans la grande histoire du cinéma. Brady Corbet vise gros et, bien qu’il se joue des codes en saccageant dans le second acte ce qu’il avait érigé dans le premier, son travail manque de finesse et de substance, ce qui s’avère d’autant plus nuisible lorsqu’on vise si ouvertement la pureté transcendante du chef-d’œuvre. De la musique par moments dissonante de Daniel Blumberg à la volonté de s’attaquer radicalement au mythe du capitalisme américain, l’ombre du Paul Thomas Anderson de There Will Be Blood plane sur The Brutalist. Si Anderson réussit toujours avec une sensibilité grotesque et surprenante à peindre les nuances de ses personnages mégalomanes aussi détestables qu’attachants, son émule devrait peut-être déconstruire ses ambitions présomptueuses avant de tenter de nous montrer qu’il comprend la toxicité des bâtisseurs. En guise d’épilogue, Corbet nous convie à une scène un brin (auto)dérisoire qui s’apparente à la lecture d’un carton explicatif dans un musée d’art. Nous sortons du cinéma saturé·e·s par ce simulacre de profondeur. « Keep your eyes on the donut, not the hole », disait David Lynch. Brady Corbet rend cette tâche difficile, tant sa vanité nous plonge en quelque sorte dans un immense trou de beigne. Alors que l’oligarchie se bombe le torse de l’autre côté de la frontière, il semble encore plus étrange de célébrer un film qui prétend dénoncer ce qu’il incarne : les idées de grandeur de l’exceptionnalisme américain.


5 février 2025