Critiques

The Death of Stalin

Armando Iannucci

par Elijah Baron

Comparé au nazisme, déjà exploré, semble-t-il, dans tous les genres et tous les registres cinématographiques, les crimes du régime stalinien ne font pas souvent l’objet de films majeurs. C’est sans doute à la source qu’il faut en chercher les raisons : en Russie, la déstalinisation entreprise au lendemain de la mort du dictateur ne fut pas complète, et celui-ci reste encore aujourd’hui un personnage ambigu, ni bon, ni mauvais, mais  « compliqué », selon le président actuel. Si la complexité de l’homme est incontestable, l’expression n’en est pas moins un euphémisme cinglant, quand on considère le fait que Staline fut responsable de la mort de millions d’individus.

On ne s’attendrait pas à voir ces évènements atroces traités par le rire, et pourtant, c’est le choix que fait le cinéaste britannique Armando Iannucci dans The Death of Stalin, une satire politique qui imagine les coulisses du pouvoir dans les jours suivant la mort du tyran comme un univers chaotique, puéril et dangereux, mais surtout profondément loufoque. Chez les prétendants au trône, héritiers d’un système meurtrier, on ne sent aucune idéologie outre une peur animale et un désir de domination. C’est peut-être cette opposition, ce mélange de lâcheté et d’ambition, qui les rend à la fois si grotesques, et si humains.

La médiocrité des politiciens de toutes espèces est un thème de prédilection dans la carrière de Iannucci ; l’humour de celui-ci repose non seulement sur l’exacerbation caricaturale des vices et des imperfections des personnages qu’il met en scène, mais aussi sur l’incapacité de ceux-ci à exprimer une pensée claire, du fait de leur pauvreté d’esprit ou de leur dépendance à l’égard du régime en place. Ce sont les inepties prononcées par un ministre qui déclenchent l’action de In the Loop, le film précédent du cinéaste, et ce comique de mots se double dans The Death of Stalind’une crainte mortelle de dire quelque chose de travers. Ce qui ajoute une tension constante et bien réelle au récit, puisque les cadavres s’empilent et qu’il en faut peu pour se retrouver sur une liste de condamnés à mort. Les bouffonneries des dirigeants soviétiques sont de fait ponctuées de scènes d’exécutions sommaires, présentées avec un humour noir qui fait penser à la célèbre caricature de Robespierre guillotinant le bourreau après avoir fait guillotiner tous les Français. Les victimes restent en grande partie anonymes, et les crimes commis ne servent qu’à illustrer les rouages de la terrifiante machine politique de l’époque, ce qui est à la fois la force et la faiblesse du film.

L’approche de Iannucci est judicieuse, puisqu’il parvient, tout en respectant dans l’ensemble les faits historiques, à imprégner ce récit de sa propre culture, notamment grâce à son sens de l’absurde et une vision très spécifique de la bureaucratie. Bien qu’adapté d’une bande dessinée française, The Death of Stalinest un film foncièrement britannique, et il devient vite évident que le cadre soviétique y occupe avant tout une fonction symbolique. Ce sont plutôt les débordements de la politique contemporaine qui sont pris pour cible ; on y sent une volonté de mettre en valeur le potentiel violent des récentes victoires populistes et de s’en prémunir. Il y a d’ailleurs une sensation de déjà vu, étant donné le nombre de dystopies (1984Brave New WorldV for Vendetta) qui ont représenté le Royaume-Uni sous un régime dictatorial. Ce film s’inscrit aisément dans la même lignée, car le parallèle avec l’œuvre d’Orwell est délibéré : celle-ci avait fut, après tout, écrite en 1948 en réaction à la menace totalitariste incarnée par le régime stalinien.

En quelque sorte, la boucle est bouclée : le film de Iannucci réagit à une nouvelle menace, remplaçant par le grotesque la dystopie nettement plus sombre d’Orwell. Or, comme nous l’a appris Marx, lorsque l’histoire se répète, elle finit par ressembler à une farce. Plus encore qu’une répétition, c’est un cycle perpétuel que décrit le cinéaste, celui de la lutte pour le pouvoir. Que l’on prenne pour cadre un futur hypothétique ou un passé factuel, un tel sujet est toujours d’actualité ; on n’a qu’à penser au théâtre new-yorkais qui, l’an dernier, a fait le choix de revêtir le Jules César de Shakespeare des habits de Donald Trump. En bannissant The Death of Stalinsur son territoire, la Russie, dont le dirigeant inamovible vient d’entamer un dernier mandat, n’a fait que souligner l’importance du film, et justifier sa nécessité.


13 avril 2018