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Critiques

THE ELEPHANT MAN

David Lynch

par Elijah Baron

C’est dans un brouillard de mystère que The Elephant Man voit le jour. Par un concours de circonstances, David Lynch, qui espérait tourner un deuxième long métrage aussi avant-gardiste que le premier, se retrouve subitement à faire du cinéma de studio en Angleterre, loin de son Amérique natale bien-aimée. C’est un peu en enfant illégitime que le film sort d’abord en salles. Le nom de son producteur, le comique Mel Brooks, est absent des affiches ; celui de David Lynch ne figure qu’en bas de page, rien ne l’identifie en tant que créateur d’Eraserhead. Le lien de filiation ne sera établi que par la suite. La portée morale et humaniste du film en fait un succès immédiat : sans tomber dans les compromis, Lynch y parvient comme jamais à concilier ses ambitions artistiques et son désir de plaire. Car les films du cinéaste où on le sent entièrement indépendant sont généralement ceux qui font le moins l’unanimité.

The Elephant Man n’en est toutefois pas moins un film d’auteur, et il est clair que c’est l’extravagance de Lynch, et non son conformisme, qui incite Brooks à l’engager en tant que réalisateur. Lynch, quant à lui, est d’abord attiré par les associations d’idées que crée ce titre inouï : il évoque la transformation, le rêve, le sens de l’identité, des thèmes qui définiront toute une carrière. Il s’agit certainement d’un cas atypique dans la filmographie de son auteur, ne serait-ce que pour la fréquence et la longueur des dialogues. Lynch, qui a débuté en tant que peintre et qui conçoit ses films comme des tableaux vivants, est connu pour sa difficulté à verbaliser ses pensées. Le plaisir de revoir cette œuvre, surtout avec le recul du temps, consiste alors à apprécier le langage audiovisuel par lequel le cinéaste s’approprie un scénario censé évoquer à la fois les grands drames anglais, et un cinéma d’auteur surréaliste et abstrait.

Le résultat est d’une homogénéité admirable, car les trois séquences proprement lynchiennes ne bousculent en rien le film, permettant plutôt au passage d’entrevoir l’inexprimable vision du monde de John Merrick, l’éponyme « homme éléphant », personnage qui demeure, malgré les révélations graduelles du récit, renfermé sur lui-même. On apprend d’abord de Merrick qu’il est né dans l’Angleterre victorienne avec de terribles difformités et qu’il en a été réduit à une existence d’animal de foire. Il est difficile dans les premiers temps de le concevoir en tant qu’être humain, car le personnage existe surtout en hors champ jusqu’à ce que son aspect physique et son esprit ne nous soient dévoilés. Cela se fait par une progression très juste : son corps nous est présenté de manière déshumanisée, comme un objet fantastique, et le masque qui dissimule son identité refoulée ne tombe qu’assez tardivement. Le masque tombe, et Merrick apparaît alors comme un être pur et éclairé. Lynch représente souvent l’animalité sous-jacente comme une caractéristiquedu mal ; il est donc ici ironique que « l’homme éléphant » lui-même en soit visiblement dénué, et d’autant plus cruel qu’il ait à revendiquer son humanité, alors que de nombreux personnages du film ont un comportement animal, sans que leur humanité ne soit jamais remise en question. C’est une quête tragique de la normalité qui guide le parcours de Merrick, s’incarnant dans une succession de métaphores du théâtre. Merrick est d’abord exhibé en tant que curiosité par deux figures paternelles, un montreur redoutable et un médecin dévoué, qui sont constamment mises en parallèle. Dans une prochaine étape, il reviendra alors à Merrick de s’affranchir en se donnant volontairement en spectacle et en jouant les aristocrates avec des visiteurs qui peinent toutefois à voir en lui leur semblable. Mais ce ne sera qu’en assistant à une représentation, en devenant un membre du public parmi d’autres, qu’il se fondra finalement dans la masse et passera du statut d’objet de spectacle à celui de spectateur.

Merrick sera profondément ému par la pièce de théâtre féérique qui clôturera sa transformation. C’est comme s’il assistait alors au rêve d’un autre, un rêve sans douleur ni angoisse, si différent de ceux qui le tourmentent la nuit. Ses visions expriment toutes l’étrangeté, l’anormalité de son existence, et leur aspect secret, intime et impénétrable continue aujourd’hui de fasciner. The Elephant Man a pour énigme centrale ce visage de femme qui encadre le film, un peu comme le portrait de Laura Palmer qui hantera plus tard le monde de Twin Peaks. Cette mère fantasmée par Merrick, à la fois création et créatrice de son imaginaire, et qui apparaît sous deux visages qui se confondent, semble entourée à jamais d’un mystère indicible et irrévocablement perdu.


24 avril 2025