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Critiques

THE FABELMANS

Steven Spielberg

par Elijah Baron

Il n’est pas certain que le confinement de 2020 ait à lui seul causé la vague d’autofictions et d’autobiographies cinématographiques que l’on observe présentement – après tout, Roma (Alfonso Cuarón, 2018) ou The Souvenir (Joanna Hogg, 2019) l’ont précédé –, mais cette pause pandémique aura indéniablement poussé les artistes à une introspection accrue, y compris dans les pages de 24 images (voir numéros 195, « Histoires de cinéma », et 200, « Vivre le cinéma »). Comme plusieurs autres cinéastes en arrêt de travail, Steven Spielberg s’est ainsi posé il y a un peu plus de deux ans une question fondamentale – « S’il ne me restait qu’un seul film à tourner, quel serait-il ? » – à laquelle arrive maintenant une réponse attendrissante sous forme de collection de souvenirs de jeunesse, que le grand maître dédie autant à son rapport au septième art qu’à celui, plus douloureux, qu’il a entretenu avec ses parents décédés entre 2017 et 2020.

Ce nouveau film s’ouvre au début des années 1950 sur un moment d’histoire peut-être moins conséquent que l’assassinat de Lincoln, le débarquement de Normandie ou le scandale du Watergate, mais tout aussi déterminant pour le monde tel que nous le connaissons : un Spielberg âgé de 7 ans – à peine dissimulé derrière le pseudonyme seyant de Sammy Fabelman – découvrant le cinéma. Dans la représentation que propose le réalisateur de ses propres expériences initiatiques, signant au passage avec Tony Kushner son premier scénario depuis A.I. (2001), on ne ressent aucune forme de vanité ou d’autolâtrie ; au lieu de s’ériger un monument, s’élevant au-dessus de son public, il se rend identique à tous ces jeunes – et plus si jeunes – cinéphiles qui ont pu éprouver devant E.T. (1982) ou Jurassic Park (1993) une illumination, dans tous les sens du terme, comparable à celle qu’il confesse ici avoir vécue face à The Greatest Show on Earth (Cecil B. DeMille, 1952). Quelque part, il est logique que, pour Spielberg, dont le nom peut presque sembler synonyme de cinéma, cet art ait commencé avec la vision stupéfiante, voire terrifiante d’un train : pas une arrivée en gare, mais une collision fracassante, un déraillement spectaculaire qu’il ne pourra apprivoiser qu’en le reproduisant.

Le choix d’accorder une fonction fondatrice à un film grand public relativement mal-aimé tel que The Greatest Show on Earth dit tout de la démarche de Spielberg, qui introduit rapidement et enrichit tout au long de son récit l’idée d’un divertissement de masse capable d’éveiller les passions et les consciences. En mettant l’accent sur ce choc initial causé par les images de DeMille et sur le besoin de contrôle qui est ainsi créé chez le protagoniste, The Fabelmans complexifie d’emblée toute conception innocente du cinéma en tant que « machine à rêves ». En comparaison avec d’autres odes à la création artistique, sa grande force est d’arriver à illustrer à l’aide d’exemples concrets et personnels, avec une intelligence visuelle et émotionnelle qui caractérise les meilleures productions du cinéaste, divers enjeux psychologiques d’une éducation à l’image : grandissant une caméra à la main, Sammy (Mateo Zoryan et Gabriel LaBelle) est amené, à la suite d’accidents plus ou moins dramatiques, à prendre conscience du pouvoir cathartique de son appareil, l’utilisant, toujours à sa propre surprise, pour dompter ses peurs et révéler les sentiments les plus secrets des individus qui l’entourent. Si Spielberg exprime également, comme on s’y attendrait, le pur bonheur de tourner à l’ancienne avec des moyens amateurs – allant jusqu’à recréer minutieusement ses courts métrages d’adolescence –, et s’attarde à l’apprentissage de techniques de montage et de direction d’acteurs, sa priorité est de montrer le cinéma comme un instrument intime aidant à appréhender différents niveaux du réel, par opposition à une activité purement commerciale ou à un simple « hobby », pour reprendre le terme conflictuel – familier pour certains – utilisé par le père de Sammy, Burt (Paul Dano), mais jamais par sa mère, Mitzi (Michelle Williams).

Spielberg avait déjà à multiples reprises parlé de ses parents à travers ses oeuvres, que ce soit de façon involontaire – le présentateur James Lipton lui faisait réaliser que la musique électronique de Close Encounters of the Third Kind (1977) était une synthèse des professions de son père informaticien et de sa mère pianiste – ou tout à fait consciente – Bridge of Spies (2015) était en partie inspiré par le voyage de son père en URSS en 1960 –, et The Fabelmans lui permet d’aborder frontalement les sources et les conséquences de leur séparation, un thème qui plane (parfois littéralement) sur une partie de ses films. Le traitement qu’il fait de cette période traumatique dans son dernier opus permet un rapprochement, sur le fond plus que sur la forme, avec le récent La main de Dieu (Paolo Sorrentino, 2021) : tout comme Sorrentino, qui racontait sa maturation artistique en parallèle avec le deuil de ses parents, Spielberg invite à une relecture de sa filmographie en rendant son évolution de cinéaste indissociable de la dislocation de son foyer, et du rôle qu’il y a joué.

La relation qu’entretient Sammy avec ses parents et la vision qu’il a d’eux constituent l’enjeu dramatique premier d’un récit qui donne au décalage entre le point de vue de l’enfant et celui du réalisateur vieillissant l’aspect d’une découverte ; d’abord dessinés en tant que géants sans tête dans un premier plan à échelle d’enfant, Burt et Mitzi gagnent progressivement en profondeur, apparaissant finalement, dans toute leur aimante faiblesse, en pairs du protagoniste. Aidant à compléter ce portrait apparaît un Judd Hirsch formidable dans le rôle d’un grand-oncle yiddishophone plus grand que nature, artisan du cirque et du cinéma muet, dont la présence passagère et quelque peu surnaturelle, comme tirée de A Serious Man (Joel et Ethan Coen, 2009), exprime au mieux les déchirements entre famille et passion du protagoniste. Ce personnage permet également au cinéaste, Américain qui a commencé sa carrière à la fin des années 1960, de tracer un pont d’un côté avec « l’ancien monde » (en l’occurrence, l’Ukraine actuelle) – ses parents communiquent quelquefois en russe, une balalaïka et un samovar font partie du décor – et de l’autre avec le Hollywood des premiers temps.

Maintenant que la distance temporelle qui nous sépare de Jaws (1975) équivaut presque à celle qui séparait ce premier blockbuster estival des débuts du sonore (The Jazz Singer, Alan Crosland, 1927), Spielberg, qui a longtemps incarné la modernité, se tourne naturellement vers ses origines dans un passé qui n’existe globalement plus que dans les réminiscences et l’imaginaire de quelques survivants ou nostalgiques – lorsque ces derniers interviennent désormais dans la presse, c’est de plus en plus souvent pour décrier la « marvelisation », la domination des plateformes de streaming et autres singularités de notre époque. Drame à moyen budget enchanteur, mais condamné à l’avance à décevoir au box-office, The Fabelmans rappelle que le langage visuel de son auteur, entré depuis longtemps dans l’ADN d’un cinéma populaire américain en manque de nouvelles transfusions, ne pouvait naître que d’un mélange de sincérité et d’invention. Si seulement chaque film était tourné comme si c’était le dernier…


7 décembre 2022