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Critiques

The Father

Florian Zeller

par Gilles Marsolais

Le film se termine comme il commence : une jeune femme quitte une institution où elle a rendu visite à son vieux père. Il s’agit d’un hôpital ou d’une résidence pour personne en perte d’autonomie, le genre d’immeuble désigné sous des sigles divers selon les pays mais qui recouvre une même réalité : le naufrage que la vieillesse peut devenir pour certains êtres humains. Ce n’est pas le lot de tous ceux qui arrivent à ce stade de la vie, loin de là, surtout à une époque où les centenaires ne font plus la manchette. Mais, à moins de vivre en apartheid générationnel, nous sommes tous informés ou confrontés, plus ou moins directement, à la réalité de l’Alzheimer, de la démence sénile qui, pour les personnes nées à la mauvaise enseigne, transforme ce précieux moment de la vie en véritable déchéance.

Le dramaturge français, Florian Zeller, aborde frontalement le sujet dans son étonnant premier long métrage, The Father / Le père, tiré de sa pièce éponyme et tourné à Londres, en anglais. Sans autre précaution, enserré dans ce double signe de ponctuation, le film s’emploie à illustrer l’état mental d’un être frappé par le sort et dont l’esprit est progressivement envahi par la confusion. Il offre aussi la particularité de privilégier le point de vue de cet homme âgé, plutôt que le point de vue de ses proches qui, impuissants, ne peuvent que constater de l’extérieur la détérioration progressive de son état. De plus, tout du long, le récit se fait elliptique, au moyen de séquences qui, sans lourdeur, par touches successives, mettent en lumière cet envahissement croissant. Tout y passe : de la confusion des noms et des personnes, et même des personnages qu’ils sont censés représenter, à la confusion des lieux. Même sa fille Anne et son gendre « Paul » (évacué au profit d’un employé subalterne de l’institution) finiront par en faire les frais.  Et, exactement comme le pauvre homme, par un jeu sur la focale et la taille de certains plans, le spectateur, à s’y méprendre, ne saura plus très bien identifier l’appartement en question, qui semble aussi être l’objet de certaines reconfigurations au gré des souvenirs. Preuves s’il en est de la confusion des faits, des époques (les diverses étapes du passé entremêlées et même assimilées au présent avec ses absences) et des lieux.

Par ailleurs, le film ne déroge pas à l’une des règles héritées du théâtre à l’origine du projet, puisque pour l’essentiel tout se déroule en un seul lieu, un appartement, réel ou fantasmé (qui pourrait être celui de sa fille). Mais le dispositif et les mouvements de caméra, sobres, entièrement au service du récit, s’accordant strictement aux déplacements des personnages, allègent l’ensemble sans tomber dans la facilité. À cet égard, on conviendra que, centré sur le personnage du père qui ne quitte pratiquement pas l’écran, le choix de l’acteur pour l’interpréter fut déterminant dans la réussite de l’entreprise qui n’était pas sans risque. En fait, tout le film repose sur les épaules d’Anthony Hopkins, d’où le choix du tournage en anglais et à Londres. Alors que Olivia Colman, aimante mais toute de retenue dans le rôle de sa fille Anne, lui sert de répondant parfait. Excellent, avec ses brusques variations d’humeur, Anthony Hopkins, qui a l’âge de l’emploi, est tout à fait crédible dans la peau de ce père veuf en train de sombrer définitivement dans le gouffre qui l’aspire sans rémission possible.

En finale, on a la confirmation que l’essentiel du récit, concentré dans le huis clos de l’appartement, se déroule dans la tête du pauvre homme, que la structure même du film renvoie à la stratification de ses souvenirs, des plus anciens aux plus récents, qui surgissent et se bousculent d’une façon désordonnée, et qui se révèlent de moins en moins fiables. La musique, évoquant sur le mode nostalgique cette idée des souvenirs diffus, ajoute à point nommé, discrètement, sa part d’émotion. Bref, tout le film procède ainsi, par petites touches et même par des non-dits qui, au total, en disent beaucoup.

La pièce de théâtre (créée à Paris, en 2012) avait déjà fait l’objet d’un film, Floride (2014), réalisé par Philippe Le Guay, avec Jean Rochefort dans le rôle principal. Le ton y était plus badin et le point de vue idéalisé, malgré le drame sous-jacent. Alors que dans le film de Florian Zeller, le regard se fait plus grave et le spectateur se sent interpellé par cette remise en perspective. Même si, encore là, on pourrait objecter que le film, à la mesure de son langage cinématographique somme toute classique, reste au seuil du stade le plus cruel de cette dérive et de la déchéance physique qui l’accompagne.


29 mars 2021