The Fifth Estate
Bill Condon
par Éric Fourlanty
Malgré ses 57 ans, Bill Condon semble être un réalisateur tout droit sorti de l’âge d’or d’Hollywood – à l’image de ces Zinnemann, Wyler et autres Minnelli, artisans de talent qui exercèrent, parfois consciencieusement, parfois avec génie, le métier de cinéaste, s’attaquant aux genres les plus divers. Partageant son temps entre la télé et le cinéma, Bill Condon a touché, pour le grand écran, aux films de commande (Sister, Sister, The Candyman 2, The Twilight Saga : Breaking the Dawn 1 & 2), à la comédie musicale (Dreamgirls) et il a écrit et réalisé deux films solides : Kinsey et, surtout, Gods and Monsters.
On ne sait trop où classer ce Fifth Estate laborieux. Film de commande au sens strict, il n’a pas la fluidité et la précision des deux meilleurs films du cinéaste et, avec la capacité de la musique à transmettre une émotion autant qu’à synthétiser un message, la comédie musicale aurait pu être, contre toute attente, un genre tout à fait indiqué pour cette histoire aux dimensions de tragédie grecque. Depuis 2011, l’opéra de Melbourne a d’ailleurs, dans ses cartons, un projet d’opéra inspiré de la vie de Julian Assange!
Sur scène ou à l’écran, ce Robin des bois ambigu et albinos est un formidable sujet et WikiLeaks l’est encore plus. Encore aujourd’hui, ces deux-là sont les figures de proue de ce « cinquième pouvoir », qui tente d’établir un nouvel ordre du monde en rendant public des données secrètes émanant d’institutions puissantes, qu’elles soient bancaires, juridiques ou gouvernementales. The Fifth Estate se concentre sur 2010, alors que WikiLeaks rendit publics 91 000 documents secrets américains sur la guerre en Afghanistan. Les grands principes de l’organisation : l’accès à l’information pour tous, l’immunité des sources anonymes, la protection de la vie privée des individus et la transparence absolue pour les puissants de ce monde. À l’ère d’internet, l’application est révolutionnaire mais, en gros, ce sont les bases du journalisme d’enquête – tel qu’il se pratique de moins en moins, d’ailleurs…
Depuis que la production de The Fifth Estate a été annoncée, WikiLeaks et Assange ont dénoncé le film comme étant biaisé, partisan et truffé de mensonges – pour connaître le point de vue (très) détaillé de WikiLeaks. Le film dit-il toute la vérité et rien que la vérité? Probablement pas, et démêler le vrai du faux n’a pas plus d’intérêt que de savoir à quel point Charles Foster Kane a été inspiré de William Randolph Hearst. Nous sommes bien loin, ici, d’un Citizen Kane contemporain ou même d’un All the President’s Men de l’âge virtuel. Le premier bénéficiait du génie de Welles et le second, d’un vrai point de vue et d’un duo d’acteurs fabuleux.
Et le cinéma, dans tout ça? C’est le parent pauvre de ce reality show politico-médiatique qui mêle le cinéma de papa à la surcharge visuelle. En un peu plus de deux heures, The Fifth Estate digère péniblement l’information nécessaire à son récit (y compris une histoire d’amour totalement accessoire) sans imprimer le moindre regard sur celui-ci. Dans le rôle du straight man de service, Daniel Brühl (Goodbye Lenin) fait ce qu’il peut et, Benedict Cumberbatch, en ange exterminateur paranoïaque, tente tant bien que mal de donner chair à une idée faite homme, aussi ambitieux qu’évanescent. L’indéniable présence de l’acteur n’est pas en cause, mais le portrait en creux n’est pas donné à tout le monde et il manque, de l’autre côté de la caméra, un « Rosebud » nouvelle manière pour que ce justicier opaque incarne réellement, c’est-à-dire cinématographiquement, les idées qu’il défend.
Il est peut-être de mauvaise foi de mettre en parallèle Citizen Kane et All the President’s Men avec The Fifth Estate mais quand on s’attaque à un sujet aussi capital que celui de l’influence des médias sur la marche du monde, et les changements radicaux qui se sont opérés entre les deux dans la dernière décennie, on est droit de s’attendre à autre chose qu’un movie of the week opportuniste. Le grand film sur le cinquième pouvoir reste à faire.
La bande-annonce de The Fifth Estate
17 octobre 2013