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Critiques

The Florida Project

Sean Baker

par Alexandre Fontaine Rousseau

Lumineux. C’est le premier mot qui nous vient à l’esprit pour décrire The Florida Project. C’est la sensation que procurent les couleurs saturées de ces ciels bleus qui s’étendent à l’infini, de ces couchers de soleil aux riches teintes orangées, de ces façades au rose criant digne d’une maison de poupée. C’est l’impression qui subsiste après avoir assisté à l’époustouflante performance de la jeune Brooklyn Prince, d’un aplomb et d’un naturel déconcertants. C’est aussi celle qu’inspire la présence rassurante de Willem Dafoe, tout bonnement magnifique dans le rôle d’un gérant d’hôtel qui tente tant bien que mal d’assurer le bien-être de ses locataires. À maints égards, The Florida Project est bel et bien un objet resplendissant.

Pourtant, le plus récent film de Sean Baker se déroule à l’ombre d’un rêve américain inaccessible et pourtant si proche, situé à peine à une sortie d’autoroute. Le réalisateur de Tangerine choisit en effet de mettre en scène les résidents du Magic Castle, un motel miteux en périphérie de Disney World. Son discours, dans un premier temps, repose sur cette tension qui existe entre le hors champ et ce qui se trouve à l’écran ; sur l’inversion, aussi, du visible et de l’invisible. Effacés de ce paysage idéalisé (des images promotionnelles servant à attirer les touristes), ces laissés-pour-compte de la société habitent leur propre imitation en carton-pâte d’une illusion à laquelle ils n’ont pas accès. Ils vivent, littéralement, en marge de la magie.

Alors, comme pour réparer cette injustice, la caméra de Baker « enchante » leur quotidien. Elle crée des liens à l’échelle humaine, dressant les contours d’une communauté précaire en suivant la course folle d’une bande d’enfants errants qui jurent et s’agitent, crachant sur les voitures pour passer le temps. Le cinéaste partage avec eux l’ivresse des vacances, la liberté totale que leur procure momentanément l’été ; il devient complice de leurs mauvais coups, refusant de les punir pour ces petits écarts de conduite trahissant surtout le fait qu’ils n’ont rien de mieux à faire de leurs journées. Tôt ou tard, le monde réel va les rattraper ; en attendant, ils peuvent encore y échapper. Leur insouciance se pose comme remède temporaire à la misère ambiante.

Baker, une fois de plus, commence d’ailleurs par reléguer celle-ci au hors champ : Moonee (Brooklyn Prince) prend son bain tandis que sa mère Halley (Bria Vinaite), qui se prostitue pour payer le loyer, rencontre ses clients dans la chambre adjacente. L’innocence de la jeune fille est ainsi protégée, jusqu’à ce qu’un homme fasse finalement irruption dans cette pièce lui servant de refuge. La tragédie n’est jamais loin. Mais la mise en scène la repousse habilement, sans pour autant la nier ; c’est comme si le film retenait ses larmes, jusqu’à cette conclusion déchirante où l’on retire à Halley la garde de son enfant. Moonee s’enfuit alors pour aller rejoindre sa meilleure amie Jancey (Valeria Cotto), puis éclate en sanglots ; Jancey lui tend la main et elles se sauvent, courant ensemble vers ce Disney World interdit où elles pourront enfin voir un vrai (faux) château.

Ces images « volées », tournées avec un téléphone sans l’approbation du fameux parc d’attraction, sont paradoxalement les moins « belles » du film ; leur texture même témoigne du caractère inatteignable de ce rêve qu’elles représentent. À ce moment précis, Baker se place résolument à la hauteur de ses personnages – confirmant par la même occasion la justesse de sa posture et de sa démarche. Son film ne fait plus qu’un avec les deux fillettes, partageant leur statut clandestin en même temps que leur émerveillement. La réalité du rêve, c’est qu’il est hors de portée et qu’il faut tricher pour y accéder.

En provoquant cette rencontre entre deux mondes qui se côtoient ainsi sans jamais se croiser, Baker expose la distance qui les sépare et l’abolit du même coup. Le geste se veut à la fois critique et généreux, offrant aux personnages un peu de cet espoir duquel ils sont dépossédés tout en soulignant l’inégalité fondamentale d’une société qui les en prive. La plus belle qualité du film, c’est de ne jamais « objectifier » l’humanité de ses personnages, de ne jamais placer ceux-ci au service de son discours. The Florida Project est d’abord et avant tout un portrait sincère et empathique, sa vision du monde jaillissant d’une réalité qu’il met en scène plutôt que l’inverse. Il s’agit surtout d’un grand « petit » film sur l’Amérique, modeste dans son envergure mais grandiose dans son approche.


28 novembre 2017