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Critiques

The Forbidden Room

Guy Maddin

par François Jardon-Gomez

Difficile à suivre, ce Guy Maddin. Chaque annonce de nouveau projet semble aussi prometteuse qu’incongrue, alors que les informations qui filtrent sur la nature du projet sont souvent difficiles à glaner. Il y a d’abord eu celui débuté en 2012, Spiritismes (ou Séances), réalisé devant public au Centre Pompidou à Paris et au Centre Phi à Montréal. Ce projet démesurément fou visait à filmer des adaptations de films perdus dans l’histoire du cinéma et devrait, dans un futur proche, être lancé en ligne en collaboration avec l’ONF, permettant aux utilisateurs de combiner quelque cent courts métrages en une série presque infinie de permutations. De ce projet est né un film aujourd’hui indépendant, bien qu’il contienne des éléments qu’on retrouvera dans Spiritisimes – qui se décline aussi sous la forme d’une exposition, actuellement présentée au Centre Phi. Ce film parallèle, co-réalisé avec Evan Johnson, c’est The Forbidden Room.

Rationaliser la prémisse du film lui donne de facto un air insolite et ridicule : quatre hommes sont prisonniers d’un sous-marin qui transporte une quantité indécente de plastic jelly explosive. Les quatre hommes sont piégés, le capitaine est introuvable, et seule la position du sous-marin, enfoui sous la pression aquatique, empêche l’explosif de tout détruire. Pris entre la nécessité de remonter à la surface pour refaire le plein d’oxygène et de victuailles et de rester sous l’eau pour empêcher leur mort, les hommes sont soudainement rejoints par un coureur des bois qui fait irruption dans le submersible. La panique s’installe, les hommes partent à la recherche du capitaine et la table est mise pour que chaque homme revisite ses peurs et ses souvenirs, bref que la mémoire fasse son travail.

Or, l’intérêt du film de Maddin et Johnson ne réside pas tant dans le récit que dans la forme. Dès l’ouverture du film, on a l’impression d’accéder à des archives qui ont été raboutées les unes aux autres, appuyées par un montage frénétique, des effets de pellicule qui se désagrège ainsi qu’un agencement d’images, de couleurs et de sons qui crée un effet épileptique. Le seul générique évoque l’histoire du cinéma, particulièrement celui des années 1920 et 1930, et annonce le projet que porte The Forbidden Room. Repoussant sans cesse les limites de l’inconscient, Maddin s’inscrit dans la poursuite de Keyhole, mais cette fois en mode plus ludique.

The Forbidden Room se regarde comme on lirait des paperolles, ces « ajouts » que Proust collait sur ses manuscrits de la Recherche du temps perdu et qu’il fallait, dit-on, déplier à tout vent pour suivre les couches successives de mémoire et le processus créatif de l’auteur. Les références littéraires sont d’ailleurs nombreuses, avec un passage tiré de Jean 6,12 (« amassez les pièces qui sont de reste, afin que rien ne soit perdu ») et un autre de Keats à propos de l’immensité dangereuse de la mer dès les premières minutes. Maddin annonce ses couleurs : The Forbidden Room est une entreprise mémorielle aux accents mystiques, sensible à la fureur des passions et à une imagerie sensuelle qui sont le sel des écrits du poète anglais.

Maddin, encore une fois, conçoit le cinéma comme une expérience sensorielle plutôt que rationnelle. Entrer dans la pièce interdite, c’est accepter de lâcher prise sur la nécessité de faire sens, notamment parce que le film emprunte, peut-être mieux que n’importe quel autre, à la logique irrationnelle et chaotique des rêves. The Forbidden Room, c’est surtout la meilleure représentation de l’inconscient au cinéma, qui renvoie les prétentions philosophiques d’un film comme Inception aux oubliettes. Maddin semble s’amuser avec la tendance naturelle du spectateur à vouloir rationnaliser ce qui relève du pulsionnel et du fantasmatique, autant qu’avec la prétention de certains cinéastes contemporains à ausculter ces régions de l’esprit. C’est ainsi qu’on retrouve un concentré stylistique des motifs et techniques qui rappellent que le cinéma est affaire de sensations : ainsi du montage très rapide, des jump cuts, des plans rapprochés sur des visages et des corps qui surjouent, des filtres colorés qui teintent toute l’image, des effets de style qui empruntent à la série B, au film noir et, surtout, au cinéma d’horreur.

Le film débute et termine sur un pastiche de vidéo éducatif à propos de l’hygiène corporelle, mais aussi de l’éthique du bain, narré par Louis Negin, un habitué du cinéma de Maddin. Par la suite, chaque souvenir, fantasme ou rêve d’un des personnages se décline comme un film avorté, dont Maddin concentrerait toute l’essence en quelques minutes. À l’intérieur de ceux-ci gravite une panoplie de personnages, toujours présentés par des cartons. Maddin réunit le casting le plus improbable et incroyable du cinéma canadien, certains habitués de son œuvre et d’autres nouveaux venus dans le monde du vétéran cinéaste : Roy Dupuis, Clara Furey, Udo Kier, Geraldine Chaplin, Mathieu Amalric, Gregory Hlady, Paul Ahmarani, Charlotte Rampling, Maria de Medeiros, Sophie Desmarais, Karine Vanasse, Lewis Furey, Amira Casar, Jacques Nolot ou encore Ariane Labed passent pour un rôle, parfois deux.

Ceux-ci évoluent dans des univers ridicules, drôles, mais qui tournent presque inévitablement au cauchemar; chez Maddin, la mémoire, le rêve et les souvenirs ne laissent personne échapper à ses peurs les plus profondes. Ainsi des épreuves que Cesare, le coureur des bois, doit réaliser pour entrer dans la bande des red wolves, de la chanson Another derrière! entonnée par un crooner au visage détruit par la pellicule, d’une séquence sur un vol de calamars qui débouche sur une autre rêvée par un volcan, de l’inquiétante et bouffonne « bande de fraudeurs à l’assurance squelette », de ce voyage en train « entre Berlin et Bogota », de l’accès à la mémoire d’une goutte d’eau ou des vies passées d’une moustache, de la transformation d’un homme respectable en « Lug-Lug, hideous impulse incarnate » (admirable variation sur le thème de Dr. Jekyll and Mr. Hyde)… impossible de résumer tout ce que contient The Forbidden Room jusqu’à son apothéose finale qui clôt violemment, à l’aide d’un « livre des apothéoses », toutes les possibilités de récits entamés.

Le film de Maddin et Johnson n’est certes pas parfait : il traîne un peu en longueur dans le dernier tiers et semble toujours prêt à crouler sous le poids de son propre concept, de sa propre grandeur baroque et démentielle. Mais c’est justement dans sa mise en danger – se perdre et disparaître dans les méandres de l’esprit – qu’il trouve toute sa logique : boucle cinéphilique presque sans fin, The Forbidden Room célèbre la toute-puissance du cinéma. Il faut alors lâcher prise et se laisser aller au plaisir pur. Parce que, comme le souligne Louis Negin en spécialiste des bains, « that’s what it’s all about ». Si la pièce interdite du titre renvoie explicitement à la chambre du capitaine, le terme évoque également la salle de cinéma : lieu où on pénètre à nos risques et périls, lieu de toutes les explorations et de tous les possibles, lieu qu’on prend plaisir à transgresser avec un cinéaste comme Maddin.

 

La bande-annonce de The Forbidden Room


22 octobre 2015