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Critiques

The Forgiveness of Blood

Joshua Marston

par Apolline Caron-Ottavi

Comme pour son premier film, Maria Full of Grace, produit et tourné en Colombie, le cinéaste américain Joshua Marston a de nouveau décidé de faire du cinéma en terre étrangère. Il choisit cette fois l’Albanie avec The Forgiveness of Blood, une histoire de règlements de comptes entre deux familles d’un village de campagne suite à un conflit concernant un chemin, que les uns utilisent avec leur charrette à cheval alors que les autres cherchent à le privatiser. Arrangements tacites, codes d’honneur, traditions familiales, conflits générationnels, vengeances : des éléments qui tiennent de l’imaginaire des faubourgs new-yorkais ou de la mafia sicilienne, mais propulsés dans le monde inconnu – et a priori moins romantique et romanesque – de la ruralité albanaise.

L’idée est passionnante, et la première demi-heure du film enthousiasmante, grâce à la capacité du cinéaste à s’approprier un espace aride et à faire de la géographie des champs et des routes la matière même de l’intrigue et le moteur de la narration. La force des visages des acteurs, le jeu de la caméra avec les points de vue des personnages qui s’épient les uns les autres, la sensibilité de Joshua Marston à filmer les textures du lieu, à donner une puissance aux détails anodins, tout cela est captivant et laisse espérer une très belle découverte. Mais on attend que le film se développe, prenne de l’épaisseur, on attend de se laisser emporter, on veut s’accrocher, mais rien ne se passe réellement, et les qualités de l’oeuvre s’effilochent peu à peu, se banalisent dans la longueur, trop étirée sans qu’elle n’apporte rien. Ni le lieu, ni les personnages ne s’incarnent vraiment et une impression de flottement s’installe.

Certes, le vide et l’ennui sont le sujet même de The Forgiveness of Blood : un film d’action sans que l’on ne voie jamais l’action, une guerre de clans caractérisée par son immobilisme. Le film ne va nulle part parce que les personnages ne vont nulle part, parce que le conflit entre les familles, coincées entre la tradition et les obligations sociales n’a pas de réelle solution possible. Cette idée d’un film qui répond en creux au néant qu’il contient est une belle proposition de cinéma mais ne suffit pas : quelque chose, qu’il est très difficile de définir, ne fonctionne pas dans The Forgiveness of Blood. On a l’impression d’un parti-pris qui échoue : c’est l’un de ces films que l’on aimerait aimer, mais qui malgré certaines grandes qualités laisse indifférent. L’ennui ressenti et la hâte que l’on a à voir le conflit se résoudre passent doucement mais sûrement de ceux que nous partageons avec les protagonistes au simple agacement du spectateur, qui se demande où le cinéaste veut en venir…

Le film ne semble pas vraiment concerner l’Albanie, ni le désœuvrement d’une jeunesse, ni la désorganisation d’une société ou encore l’espoir d’un ailleurs. Des intentions sont discernables, mais la cause qui les porte reste floue. Car il ne s’agit pas d’un film de l’ordre de l’abstraction narrative, par exemple d’une sorte de western métaphysique décollé du réel. En témoigne la scène – peut-être la seule qui parvient à atteindre l’émotion – où le cheval familial est troqué pour une liasse de billets, papiers vidés de leur sens dans la main de la petite fille qui doit le vendre. Peut-être est-ce cette présence à l’écran qui manque le reste du temps… Le cinéaste semble aimer son sujet, les visages et les paysages qu’il filme, mais ne parvient pas à les saisir, à rendre tout leur intérêt : sa volonté de fiction et de récit limitent sa rencontre avec le monde qu’il s’approprie tout en lui étant étranger. À aucun moment cette terre ou encore la présence, pourtant forte, des deux jeunes acteurs non professionnels, ne débordent sur le film en train de se construire, ne viennent bousculer sa réalisation. On demeure à la porte d’une fiction finalement trop muselée, trop prudente : une distance se crée avec la caméra, qui ne relève pas d’un choix mais d’un rendez-vous manqué.

On ne s’étonne pas que The Forgiveness of Blood ait reçu l’ours d’argent du meilleur scénario à Berlin : c’est un film impeccable dans son écriture. Mais l’émulsion semble avoir échoué pour que le film prenne réellement corps sur l’écran, avec la beauté qu’il laisse néanmoins entrevoir par instants… C’est un film en fin de compte paradoxal, auquel l’on repense longtemps pour tenter de comprendre la relative indifférence qu’il a suscité en nous, préoccupés par la crainte de le voir s’échapper trop vite, comme il semble avoir échappé à son cinéaste.

La bande-annonce de The Forgiveness of Blood


5 avril 2012