Je m'abonne
Critiques

The French Dispatch

Wes Anderson

par Alexandre Fontaine Rousseau

Déplorer la nature hermétique de The French Dispatch reviendrait à critiquer l’essence même du cinéma de Wes Anderson. Il me semble qu’il faut voir dans ce repli sur soi de plus en plus assumé une affirmation honnête de ce que représente véritablement son oeuvre. Le fait est que The French Dispatch ne réconciliera aucun sceptique avec celle-ci. Il risque plutôt d’en repousser certains qui réduisaient son intérêt à une forme de coquetterie plaisante. D’emblée, ce nouveau long métrage s’avère moins invitant que les précédents. Ce qui n’est pas, en soi, une mauvaise chose. Car le cinéma de Wes Anderson, dans une certaine mesure, a toujours été victime de son propre charme.

Entièrement guidé par les obsessions d’orfèvre du cinéaste, The French Dispatch pousse ce maniérisme maniaque l’ayant toujours caractérisé jusqu’à son paroxysme, à un tel point, d’ailleurs, que l’on pourrait croire qu’il ne reste plus que ça. La rigidité de la mise en scène est plus marquée que jamais. Elle relève désormais d’une forme d’intransigeance esthétique par laquelle le monde s’accorde à un désir d’ordre qui relève presque de la folie. Il y a toujours eu quelque chose de maladif, dans le cinéma de Wes Anderson. Mais le cinéaste assume désormais ce côté malade.

The French Dispatch, en effet, expose une sorte de misère généralisée que partagent tous ses personnages, qui sont, finalement, diverses expressions de ce perfectionnisme compulsif dont témoigne sa mise en scène. Entre cet artiste génial qui est littéralement emprisonné dans son processus créatif et ce brillant cuisinier dont le palais raffiné est hanté par le caractère inédit du goût de la mort, Anderson propose une galerie d’excentriques qui s’isolent dans leurs obsessions. Sous ses airs faussement naïfs, The French Dispatch cache un discours plus franc qu’à l’habitude sur la nature perverse et cruelle de la pulsion artistique.

Tous les chemins mènent ici à la mort et à la solitude. Le film débute sur le décès de Arthur Howitzer Jr. (Bill Murray), rédacteur en chef d’une revue dont les funérailles n’auront de l’aveu même de la narration rien de bien glorieuses. Comme toujours, chez Anderson, il est question de mondes qui s’effondrent : la revue sera enterrée avec son éditeur, qui refuse qu’elle lui survive, le film étant construit à la manière d’un recueil d’histoires courtes qui reproduit la table des matières de l’ultime numéro de celle-ci. Signé par Herbsaint Sazerac (Owen Wilson), le premier article traite des effets du passage du temps sur la petite ville d’Ennui-sur-Blasé et annonce le ton élégiaque de l’ensemble.

Cette mélancolie qui habite depuis toujours le cinéma de Wes Anderson n’avait jamais nié son penchant carrément dépressif. Mais celui-ci semble, plus que jamais, indissociable de tous les éléments qui définissent son style. Il y a encore un plaisir certain à tirer de cette précision avec laquelle est calculée l’effervescence d’un breuvage élégamment versé. L’agencement impeccable de tous les objets qui constituent ses environnements savamment équilibrés procure encore une indéniable satisfaction. Mais Anderson nous avoue en même temps, à demi-mots, que ces tableaux vivants cherchent à figer un monde dont c’est le mouvement lui-même qui est source d’angoisse.

Jamais le cinéaste n’a-t-il paru plus conscient de la dimension conservatrice, presque réactionnaire de son esthétique. The French Dispatch est ainsi traversé par ces conflits internes, nés des implications de son propre maniérisme nostalgique. L’histoire mettant en scène Zeffirelli (Timothée Chalamet), jeune étudiant dont la révolte fait écho à celle de mai 68, ne peut se terminer que par la mort tragique de celui-ci : la révolution, après tout, ne produit des images plaisantes qu’une fois qu’elle est neutralisée par le romantisme du regret. Tout semble plus « beau » une fois qu’il a pris place dans le passé, où tout paraît ordonné.

L’écrivain Roebuck Wright (Jeffrey Wright), auteur du dernier texte de The French Dispatch, possède le don de réciter ses propres articles qu’il a mémorisé jusqu’à la moindre virgule. Dans l’une des plus belles scènes du film, il évoque la solitude des expatriés qui, comme lui, sont condamnés à être des étrangers partout où ils iront. On comprend bien que c’est Anderson qui, à travers lui, nous admet qu’il ne se sent nulle part chez lui. Qu’il crée ses propres mondes pour s’y réfugier. Or, le subterfuge ne semble plus tout à fait fonctionner. The French Dispatch est le plus désenchanté des films d’un artiste dont l’oeuvre entière repose justement sur l’enchantement. D’où cet inconfort, au demeurant fascinant, qui s’en dégage.


9 novembre 2021