The Game
David Fincher
par Bruno Dequen
Situé entre Se7en et Fight Club, les deux films qui ont fait de David Fincher un réalisateur à suivre, The Game, réalisé en 1997, a toujours fait figure d’oeuvre mineure dans la filmographie du cinéaste américain. Suspense de série B de luxe, le film lui a surtout permis de confirmer ses capacités indéniables de faiseur. La réception tiède qu’il a reçue s’explique par le fait qu’il n’a ni l’intensité dramatique du premier, ni l’ambition thématique (achevée ou non) du second. Et qu’il possède un dénouement particulièrement problématique à tous les niveaux. Toutefois, revoir The Game en 2012 est un exercice fascinant, puisque les travers évidents du film s’effacent progressivement, et permettent d’apprécier les nombreux mérites d’un produit de divertissement plus subtil et pervers qu’il n’y paraît de prime abord.
Sur le commentaire audio accompagnant le film, Fincher définit The Game comme un méta-film. Une définition qui s’applique en effet très bien à ce périple qui joue autant avec son personnage qu’avec les spectateurs. Tout comme le détestable homme d’affaires Nicholas Van Orton (Michael Douglas) lorsqu’il reçoit de la part de son frère un cadeau surprise qui « va changer sa vie », nous sommes prévenus dès le début du film que le récit qui se déroulera sous nos yeux n’est qu’un tissu de mensonges et de manipulation. Nous sommes donc conviés à un jeu d’interprétation. Tout personnage, tout évènement doit être observé et décodé attentivement, et le but n’est pas de déterminer la véracité de ce qui est présenté, mais la nature même du mensonge. Le jeu est-il un divertissement haut de gamme ou une arnaque sournoise visant à voler le pauvre Van Orton? Outre la précision dont fait preuve Fincher dans sa mise en scène, c’est avant tout sa phénoménale direction d’acteurs que The Game valorise.
En effet, le malaise constant que génère le film provient en grande partie du jeu subtilement ambigu des acteurs secondaires, en particulier Deborah Kara Unger qui crée un personnage génial de femme fatale aux intentions troubles. Souvent acclamé pour ses talents de technicien hors pair, il est grand temps de réévaluer le travail de Fincher avec ses acteurs. Contrairement à de nombreux cinéastes actuels misant sur des performances extrêmement démonstratives et presque théâtrales, Fincher est adepte d’un jeu minimaliste et faussement naturaliste. Chez lui, même Sean Penn fait preuve de réserve! Comparer le travail de Fincher sur l’adaptation de Millenium à la version suédoise est un exercice particulièrement intéressant à cet égard. À la provocation punk extériorisée de Noomi Rapace, l’Américain substitue le jeu tout en colère inquiète de Rooney Mara, auquel il ajoute un travail jouissif sur la masculinité affirmée et si facilement déstabilisée de Daniel Craig.
À cet égard, le choix de Michael Douglas pour The Game est un coup de génie. Outre le fait qu’il ne pouvait trouver mieux que Gordon Gekko lui-même pour interpréter l’homme d’affaires imbuvable qu’est Van Orton, Fincher réussit à tirer de Douglas l’une des meilleures performances de sa carrière. Entre maîtrise froide de son petit monde, panique, désir de gagner à tout prix et désespoir, Van Orton passe par tous les états dans ce « jeu », et Michael Douglas réalise une performance extrêmement physique, parfois même au bord du burlesque, qui est tout à fait appropriée au jeu de massacre qu’est The Game.
C’est en effet bien de cela qu’il s’agit. Pendant deux heures, Fincher s’amuse (et nous aussi) à torturer ce représentant des dérives du capitalisme qu’est Van Orton. Héritier qui se définit lui-même comme un homme « qui déplace l’argent d’un endroit vers un autre », ce « héros » est un être sans sentiments et calculateur, en parfait contrôle d’un monde qu’il exploite et qui fonce tout droit dans un mur. Licenciement, chômage, dépression. Tout ce qui entoure Van Orton respire la chute, et celui-ci n’en a cure, même lorsqu’un présentateur de télévision l’interpelle directement pour condamner sa morale. Il n’y a que ses images troublantes en faux super 8 d’une enfance marquée par le suicide inexpliqué d’un père entrepreneur pour suggérer que la façade n’a besoin que d’un peu d’aide pour craquer. Même s’il ne le sait pas, les choix de vie de Van Orton l’ont condamné. Il est d’autant plus dommage de ce point de vue que les créateurs du film aient décidé d’en faire une fable morale optimiste à la Dickens, alors qu’ils avaient si bien préparé le terrain pour une fin de monde inévitable. Cette incohérence finale à tous les niveaux (tant psychologique que simplement logique) empêche le film de pleinement accomplir ses ambitions satiriques. The Game n’est pas le chef d’uvre incompris de Fincher, contrairement à ce qu’essaie de nous faire croire David Sterritt dans l’essai accompagnant l’édition Criterion. Par contre, il s’agit probablement de l’un des films les plus intéressants pour comprendre et analyser la « méthode » Fincher. Ce qui n’est déjà pas si mal.
La bande-annonce de The Game
4 octobre 2012