The Grand Budapest Hotel
Wes Anderson
par Bruno Dequen
Attention aux apparences! Derrière l’habituelle virtuosité ludique, psychorigide et volontairement enfantine de sa mise en scène, le nouvel opus de Wes Anderson marque un tournant majeur dans l’œuvre de ce cinéaste qui, plus que jamais, n’a de cesse d’explorer le profond malaise existentiel enfoui derrière la parfaite symétrie de ses cadrages colorés et de ses décors en carton-pâte. Tout en continuant de complexifier un style plus reconnaissable que jamais, Anderson fait preuve ici d’une lucidité proprement inouïe sur son propre rapport au monde qui le place définitivement parmi les plus grands cinéastes contemporains.
D’un pur point de vue technique, The Grand Budapest Hotel est, avec The Life Aquatic with Steve Zissou, le film le plus ambitieux d’Anderson. Ouvertement inspiré par la figure de Stefan Zweig, le film se déroule principalement dans une Europe d’entre-deux-guerres totalement fantasmée. En à peine quelques minutes, le récit, qui file à toute allure, nous présente une jeune fille se recueillant de nos jours devant la tombe de l’auteur d’un livre qu’elle semble admirer. Après un court insert inévitable sur la couverture de l’ouvrage en question (qui est bien entendu The Grand Budapest Hotel), le film remonte en 1985 alors que l’auteur vieillissant (Tom Wilkinson) tente d’expliquer les origines de son œuvre à la caméra. Ses explications nous transportent immédiatement en 1968 au cœur d’un palace tombé en désuétude dans lequel ne restent plus que quelques clients fidèles et solitaires. C’est à cette époque que le jeune auteur (interprété désormais par Jude Law) rencontre le véritable narrateur de l’histoire, le mystérieux M. Moustapha, propriétaire de l’endroit. À l’occasion d’un souper, ce dernier décide de lui conter les dernières heures de gloire de ce vestige d’une Europe désormais disparue. À partir de là, le récit se déroule principalement dans les années 1930 et suit les tribulations du concierge M. Gustave (Ralph Fiennes) et de son valet Zero (le jeune Moustapha) aux prises avec une rocambolesque histoire d’héritage alors qu’une guerre inévitable s’annonce.
Il serait vain de tenter de résumer les innombrables rebondissements composant les aventures de M. Gustave. Comme à son habitude, Anderson multiplie les personnages, n’a de cesse d’agrandir sa famille d’acteurs (au moins une quinzaine de personnages sont interprétés par des habitués de son univers), et surcharge le moindre plan d’une quantité astronomique de détails. Ajoutons à cela une structure narrative étalée sur quatre périodes, des dialogues toujours plus ciselés, du stop-motion, et des changements de format d’image… Anderson fait feu de tout bois dans ce film. Toutefois, si la fluidité et le style inimitable (ou trop facilement imitable pour ses détracteurs) avec lesquels le cinéaste parvient à présenter toutes ces informations imposent nécessairement un minimum de respect, force est d’admettre qu’il semble de prime abord déployer une quantité exponentielle d’astuces pour finir par ne créer qu’un récit, certes jubilatoire, mais tout à fait superficiel. Une amusante aventure burlesque. Une pâtisserie délicieuse mais trop riche pour son propre bien. Une ultime plongée dans un monde nostalgique et puéril. Or, le génie d’Anderson est d’avoir conçu un film en trompe-l’œil. Si la pyrotechnie en met plein la vue, le cœur de The Grand Budapest Hotel se situe ailleurs, dans ce qui est à peine montré ou dit.
Véritable metteur en scène de son petit monde imaginaire, M. Gustave s’impose comme le dernier-né de cette longue lignée d’hommes-enfants qui peuple l’univers d’Anderson. À l’image d’un Steve Zissou aussi ridicule, irresponsable et égocentrique qu’inspirant, M. Gustave est un phénomène anachronique, tentant tant bien que mal de maintenir en vie un univers idéalisé. Dans son cas, celui d’une Europe unie (merveilleuse idée que cette confrérie européenne de concierges!), sophistiquée et pacifique, éternellement figée dans un début du siècle florissant qui n’a, bien entendu, jamais vraiment existé. Certes, l’hommage rendu à Stefan Zweig et le fait de situer le récit au cœur d’une des périodes les plus troublées de l’histoire de l’Europe (même fantasmée) impose immédiatement une lecture plus sérieuse des intentions du cinéaste. Sans rien enlever à Zissou, la montée du nazisme n’a pas la même portée que les documentaires aquatiques. M. Gustave se présente donc ouvertement comme un résistant à la barbarie du monde, et son repli sur soi, même dans les moments les plus incongrus (sur le bord d’être jeté d’un précipice, il choisit de finir en beauté en récitant un poème!) serait une sorte de profession de foi du cinéaste. L’artifice contre le réel. L’art contre la guerre. Gustave/Anderson contre la cruauté du monde.
Ce discours serait aussi charmant que naïf – et certainement moins pertinent que ceux de Chaplin et Lubitsch en leur temps – si Anderson n’avait de cesse de complexifier les enjeux de cette prise de position. Il serait trompeur d’identifier le discours d’Anderson à celui de M. Gustave. En effet, ce dernier, derrière son inébranlable optimisme, est présenté comme un homme n’ayant même pas conscience de son propre statut d’illusionniste. Son empathie envers les vieilles veuves est plus que douteuse. Sa politesse excessive est constamment parasitée par des excès de cynisme d’une vulgarité surprenante, trahissant l’artificialité de son personnage. Plus que tout, son attachement pour les « valeurs civilisées » le plonge dans des situations certes amusantes (son enthousiasme pour la qualité du dessin du plan d’évasion d’une prison) mais finalement fatales (son dernier coup d’éclat contre les soldats). Le fondement de l’optimisme est la terreur pure, disait Oscar Wilde… Contre la folie du monde, M. Gustave aura choisi jusqu’au bout l’isolationnisme et le déni absolu.
À l’inverse, M. Moustapha est parfaitement conscient de la complexité du monde. Il n’est pas dupe des paradoxes inhérents à ce personnage mythique, tout comme il admet ouvertement son propre rapport nostalgique absurde envers ce vieil hôtel désormais décrépi. Contrairement à M. Gustave, Moustapha, qui est après tout le narrateur de ce film, est d’une lucidité troublante. À cet égard, il décide de faire deux ellipses totalement hallucinantes au sein de son récit. D’une part, le sort ultime de M. Gustave n’est évoqué qu’au détour d’une phrase sèche. Une fin abrupte d’autant plus surprenante que ce personnage semblait être le cœur du film. Est-ce un simple refus de laisser entrer par la grande porte cette cruelle réalité que M. Gustave a niée toute sa vie? Oui et non. En effet, le destin de M. Gustave sert à la fois d’allégorie et de trompe-l’œil. En une simple phrase, Moustapha évoque enfin la véritable raison de son attachement à l’hôtel. Toute sa vie n’aura finalement tourné qu’autour de son amour de jeunesse pour une charmante pâtissière morte trop jeune. Le récit de ces aventures burlesques ne fut ainsi pour lui qu’un moyen de faire revivre l’époque où elle était en vie. Son art est conçu comme une surface permettant d’effleurer l’horreur du monde sans jamais la nommer. En fin de compte, ce Grand Budapest Hotel n’a jamais été celui de Gustave, mais celui de cette tragique Agatha dont on ne saura jamais rien. Or, l’art d’Anderson n’a-t-il pas toujours consisté à surcharger le visible dans le but de masquer l’essentiel, quitte à se noyer dans la nostalgie d’une enfance idéalisée qui, très probablement, n’a jamais véritablement eu lieu? Depuis toujours, son univers se tient sur le bord d’un abîme existentiel. Il n’a jamais semblé aussi présent que dans ce film. The Grand Budapest Hotel ne fera probablement pas changer les détracteurs d’Anderson de camp. Mais ils ne pourront plus jamais l’accuser de superficialité infantile.
La bande annonce de The Grand Budapest Hotel
20 mars 2014