THE GREAT TRAVELLER
Federico Hidalgo
par Louis-Jean Decazes
Le cinéma québécois contemporain, s’il sait se faire multiple, se montre peu friand d’échappées formelles et de récits décousus. Si le documentaire et le drame psychologique manifestent une remarquable vitalité, les énigmes narratives aux scénarios à tiroir se comptent, quant à elles, sur les doigts de la main. La dernière livraison de Federico Hidalgo, cinéaste résolument en marge dans le paysage provincial, arpente avec brio ce territoire trop inexploré.
Étrange, The Great Traveller l’est à bien des égards. Il brouille savamment les frontières entre réel et imaginaire, tout autant qu’il égrène une poésie mystique et envoûtante. Le film revêt, toute sa longueur durant, la forme d’une invitation au voyage. Ce voyage, c’est celui auquel Edgar, un écrivain de renom, propose à Bill, son vieil ami et collaborateur de longue date, de prendre part. Décidés à rédiger le second tome de l’ouvrage qui, deux décénnies plus tôt, les a conduit au succès, ils partent sillonner les recoins d’une contrée lointaine, sans capitale ni frontière, et dont les tréfonds renferment les ruines d’une mystérieuse cité jadis engloutie par les flots. Rencontres improbables et obstacles saugrenus ponctuent cette quête obstinée, dont le Graal nous est sciemment occulté. Si leurs recherches, hélas, s’avéreront infrucutueuses (la conférence de presse à l’Institut des « sables vivants » – et non des sables mouvants, comme on aurait pu l’imaginer – le confirme éloquemment), les deux protagonistes sortiront de cette escapade fortement enrichis sur le plan humain. Six ans après Le concierge (RVQC 2015), dont il tenait le rôle-titre, Hidalgo renoue ici avec le jeu d’acteur, apparaissant sous les traits de Bill, un homme marqué par le temps, affaibli et taciturne.
Élaboré tel un puzzle narratif, le scénario de ce Great Traveller s’avère être un jeu de pistes nymbé de mystères. Sa construction, ô combien ambiguë, accentue les doutes que l’on peut éprouver quant à la « véracité » (les guillemets s’imposent, puisqu’il s’agit d’une fiction) du déroulement de l’action. Les personnages quittent-ils réellement leur cocon domestique ou ce pélerinage n’est-il que mental, intérieur ? Leur quête a-t-elle un véritable sens ou n’est-elle qu’un prétexte pour Hidalgo afin de les confronter à leur propre nature ? Car leurs vœux les plus chers, s’ils sont exaucés, risqueraient d’ôter tout but à leur existence… La teneur de ce conflit moral – qui n’est pas sans évoquer celui traversé par les protagonistes du Stalker d’Andreï Tarkovski (1979) – n’impose toutefois pas de maxime toute faite et laisse le spectateur libre de ses choix. « Voici donc le spectateur rendu à sa liberté, tenu de faire jouer la totalité de ses facultés, acculé, comme dans la vie, à choisir lui-même, à prendre lui-même parti », écrivait jadis André S. Labarthe au sujet de L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais (1961). À cela se greffe un travail d’écriture formelle d’une infinie richesse. Un montage dressant une mosaïque complexe, une bande-son jouant constamment sur l’entremêlement des voix, de multiples personnages incarnés par la même actrice… tous les procédés sont employés pour trancher radicalement avec le minimalisme du récit, et semer la zizanie en son sein.
Le sens qu’accorde ce titre – digne d’un roman d’aventure – au terme « great » mérite d’être ruminé, tant il est ardu de cerner ce qui peut bien rendre notre explorateur en herbe (entendre : le personnage d’Edgar) si « grand ». Nulle prétention de ma part d’établir une réponse tranchée, mais un constat s’impose tout de même : The Great Traveller embrasse, sans concession aucune, le défi de la relecture sur un mode radical du film d’aventure de formule classique. C’est là que réside l’un des grands mérites de cette œuvre : convoquer les imaginaires du voyage et des grands espaces – les montagnes et les océans font figure de leitmotiv – et les confronter à une esthétique dépouillée, soutenue par des décors des plus minimalistes. Soucieux de « donner vie » à ses personnages au moyen d’indices implicites, Hidalgo nous fait pénétrer au plus profond de leurs rêves et de leurs souvenirs, qu’il érige en ornements symboliques de ces âmes égarées. À travers cette illustration du vagabondage de l’esprit se lit une métaphore de son idée de la création. Selon ses dires, le processus créatif se vit comme une escapade en terre inconnue, d’où l’on revient toujours quelque peu transformé1.
Un jeu d’ombres intense et trouble lacère ce film traversé par une ambiance tamisée et des contrastes tranchés. Son noir et blanc, fruit d’une science élaborée de l’éclairage néo-expressionniste, porte en lui une pureté primitive qui le mène droit aux réminiscences de l’esthétique d’un F.J. Ossang. Si la réussite de The Great Traveller tient en grande partie à ses images incandescentes, ce sont réellement les intermèdes épiphaniques dont il est jalonné qui lui confèrent toute sa poésie foudroyante. Hidalgo y parcourt des paysages baignant dans une nature exotique, dont il exalte l’évanescence en les soutirant au quelconque, sans jamais s’égarer dans un esthétisme fumeux. Bien que révélant le souffle opératique qui jaillit de ces créations, le cinéaste filme ses personnages sans rêverie, et leur périple comme une stagnation. Tout ici est signé de la main d’un démiurge, électrisé par une caméra fixe et porté par une esthétique à l’affût de la grâce.
Attentif aux moindres soupirs et regards, Federico Hidalgo scrute en philosophe la rugueuse vérité des êtres. Parsemé de questions sans réponses et de portes entrouvertes, The Great Traveller s’affirme aussi comme une authentique fresque intime, où les secrets et les non-dits se dénouent dans des moments de grande intensité, comme lors d’une cérémonie d’adieu. Le film suit le schéma diffracté d’un cheminement intérieur et d’une quête spirituelle ; il est une parabole sur le sens et le but de l’existence. L’œuvre peut difficilement se réduire à un discours ; plutôt que de s’éterniser à la commenter, mieux vaut directement s’y plonger !
The Great Traveller prend l’affiche au Centre d’art et d’essai de la Cinémathèque québecoise du 11 au 16 juin.
1 Entretien avec Federico Hidalgo autour de The Great Traveller, par Bill Snow, 14 septembre 2019.
13 juin 2021