Je m'abonne
Critiques

The Green Knight

David Lowery

par Sylvain Lavallée

Sire Gauvain et le chevalier vert est un poème arthurien du XIVe siècle, attribué à un auteur que l’on a nommé a posteriori « Gawain Poet » (ou « Rose Poet »), mais dont l’identité demeure inconnue. The Green Knight, une adaptation de ce texte, est le « dernier film de David Lowery ». Cette réappropriation d’un récit anonyme par un auteur contemporain est sans doute ce qu’il y a de plus fascinant dans The Green Knight, tant le geste est révélateur de la place de l’artiste dans le cinéma d’aujourd’hui.

À première vue il s’agit d’une adaptation « fidèle », le scénario respectant l’essentiel du récit d’origine, qui tourne autour d’un défi lancé à la Table ronde par un chevalier vert : il demande qu’on lui donne un coup d’épée, et celui qui s’acquittera de cette tâche devra, un an plus tard, recevoir le même coup à son tour. Gauvain se propose, il décapite son adversaire, mais il est bien surpris lorsque celui-ci se relève, reprend sa tête et la replace sur ses épaules. L’année suivante, Gauvain part retrouver le chevalier vert qui l’attend à la chapelle verte, et durant cette quête il sera confronté à des épreuves morales.

Ce récit se comprend de façon plutôt littérale, et cette simplicité est d’ailleurs l’une des plus grandes qualités du film à une époque où le cinéma croule sous le trop-plein (de personnages, de dialogues, de sous-intrigues, de plans trop rapides, etc.). Les images de The Green Knight créent certes une atmosphère mystérieuse, avec des séquences fabuleuses, par exemple ces géants dans la brume que croise Gauvain, mais Lowery veut surtout nous faire ressentir l’aspect religieux ou mythique, et non nous ensevelir sous les symboles à déchiffrer (à l’exception peut-être de ce chevalier vert, qui tient plus de l’allégorie, mais dont la signification est explicitée en dialogue). Derrière la solennité de la mise en scène se cache une leçon se résumant en quelques mots : Gauvain aspire à être chevalier, mais il échoue à tous les tests se présentant sur sa route ; il ne respecte pas le code de la chevalerie, l’honneur lui fait défaut. Il est effrayé par la quête qu’il se voit obligé d’entreprendre, il sollicite l’assistance d’un garçon pauvre sans donner de récompense, il aide un fantôme mais seulement après avoir demandé ce qu’il a à gagner en retour, il ne respecte pas le vœu de chasteté, trompant ainsi l’hôte qui l’héberge et son amoureuse qui l’attend à Camelot. Après chaque échec, il se corrige ou culpabilise sur sa faute, il n’est pas dénué de sens éthique, mais son défaitisme semble provenir de ce sentiment de ne pas être à la hauteur de l’immense responsabilité qu’implique le titre de chevalier.

Lowery rajoute quelques péripéties (le garçon, le fantôme, les géants) afin de rallonger un peu le récit de base, et celles-ci s’intègrent bien à l’ensemble, en conservant l’esprit des légendes arthuriennes. La principale différence concerne plutôt Gauvain : en effet, dans le poème, il est un chevalier n’ayant plus rien à prouver, alors que celui de Lowery, tel qu’il est interprété par Dev Patel (par ailleurs excellent), apparait tourmenté, conscient de ses faiblesses, de sa paresse, de sa couardise et de son manque de foi, un homme incapable de prendre sa vie en main, qui se sent d’autant plus désespéré qu’il ne sait pas comment sortir de ce sentiment, et qui espère obtenir l’honneur en trichant, en prenant les moyens les plus faciles. Cette insistance sur le déshonneur, la lâcheté, est encore renforcée par le fait que Lowery nous présente un roi Arthur et des chevaliers vieillissants, le film nous signalant que le récit se déroule après le temps des légendes, et que Gauvain arrive après coup, pour chercher en vain de se montrer à la hauteur de ces hommes qu’il admire.

Les changements apportés évoquent un sentiment de mélancolie. Ils confèrent à l’ensemble une allure mortifère, pesante, soutenue aussi par la mise en scène, ce qui permet de rapprocher The Green Knight du cinéma de Lowery : A Ghost Story, par exemple, utilisait la figure du fantôme, de quelqu’un flottant dans le monde, sans attache, déconnecté de ce qu’il voit, pour traduire un sentiment semblable de dépression. C’est ainsi que The Green Knight devient un « film de David Lowery », en venant s’arrimer à des figures récurrentes, caractéristiques de son cinéma. Il n’est pas nécessaire de connaitre la filmographie du cinéaste pour comprendre ce qui est en jeu, mais la lecture auteuriste est permise et aide à l’interprétation. Les textes arthuriens, au contraire, ne se déchiffrent pas à travers le prisme particulier de celui qui les a écrits : à cette époque, l’art tenait plutôt sa valeur de son association à une institution, en particulier la religion, qui garantissait la signification de l’œuvre. Non seulement le concept de « l’auteur » était, dans le contexte, sans pertinence (la personne qui racontait, à l’écrit ou à l’oral, n’était qu’un passeur, il rapportait un récit qui ne lui appartenait pas), mais en outre l’art s’adressait à un public partageant un même système de croyances.

Aujourd’hui, l’artiste ne peut plus se reposer sur des conventions et des croyances partagées pour garantir que son public comprenne la signification de son œuvre – pire, il ne peut même pas garantir que sa production sera reconnue comme de l’art tant la frontière entre l’art et le non-art est devenu floue, et ce au moins depuis que les urinoirs sont rentrés dans les musées. Dans un tel contexte, l’ambiguïté devient la stratégie dominante : l’auteur propose sa vision, sa subjectivité, mais comme il sait que le public peut s’approprier son œuvre de multiples façons, peu importe ce que lui avait comme intention, il laisse suffisamment de liberté aux spectateurs pour qu’ils puissent interpréter à leur tour. Nous savons à quel point nous nous méfions aujourd’hui des films qui « nous donnent tout tout cru dans le bec », qui ne « nous laissent pas penser » : bien sûr, car toute œuvre apparaissant trop certaine de ses convictions, ou trop certaine de sa manière de les exprimer, nous apparait suspecte.

Et justement, The Green Knight peut être interprété de deux façons au moins : soit comme une critique de la chevalerie, Lowery nous montrant comment les chevaliers étaient réellement, c’est-à-dire des lâches, des hommes vils ; soit comme la représentation d’un temps où la croyance aux légendes s’effrite, un temps qui se caractérise par un manque de foi, ce qui mène au désespoir, à l’égoïsme d’un Gauvain. Cette deuxième lecture est sans doute la « bonne » puisqu’elle nous invite à réfléchir à notre époque, et plus encore aux conditions dans lesquelles Lowery produit son film : que nous dit-il, en effet, sinon qu’il est un cinéaste arrivant après le temps des légendes, le temps des grands cinéastes hollywoodiens, et qu’il tente de s’inscrire dans leur continuité.

Rappelons que les Frank Capra, Howard Hawks ou John Ford de ce monde ne s’identifiaient pas comme auteurs, et qu’il a fallu les Cahiers du cinéma, dans les années 1950, pour leur attribuer ce titre qui n’existait pas encore. Mais Lowery est un auteur qui se sait l’être (comme tous les cinéastes arrivant après que la notion se soit répandue), et cela vient changer substantiellement son approche d’un film. Ce n’est pas une question de prétention ou d’arrogance, mais plus simplement, il se retrouve dans ce temps après les croyances où il n’y a plus aucun terrain stable sur lequel s’appuyer pour rejoindre son public. L’artiste, dorénavant, n’a que lui-même pour se guider, il doit chercher en lui la validation de son projet – peut-être, d’ailleurs, que le terme d’auteur renvoie avant tout à cette condition : si l’on n’est pas un « auteur », un individu possédant une vision du monde singulière, capable de la croire suffisamment pertinente pour la partager, comment créer une œuvre que l’on veut publique ?

En soi, cela ne dévalue pas l’art, tous les artistes vivent dans cette situation depuis des décennies, ce qui ne les empêche pas de produire des chefs-d’œuvre, et le geste d’appropriation de Lowery est à cet égard parfaitement légitime. Il ne s’agit pas ici d’un jugement de valeur, mais le contraste entre The Green Knight et le poème est pour le moins révélateur de notre modernité : Lowery introduit une ambiguïté, notamment à la toute fin, le poème réglant la question que le film laisse en suspens. Mais une fable morale ne peut pas se terminer sur une irrésolution, il ne peut pas laisser place à l’interprétation, sinon l’enseignement se perd. De fait, nous ne savons pas si le Gauvain de Lowery a réellement appris quoique ce soit de son aventure, contrairement à celui du poème qui revient vers les chevaliers pour leur raconter ses aventures et ce qu’il en a retiré. La fin du film peut même être interprétée de manière très pessimiste, comme si la mort valait mieux que la vie puisque rien ne changera jamais, surtout pas ce Gauvain qui ne peut échapper à ses péchés.

La fable se perd ainsi à travers la vision du monde de Lowery, mais autre chose se met en place : en effet, The Green Knight nous offre à travers Gauvain un portrait de l’artiste occidental contemporain, tel un être désespéré, vivant sous le poids énorme des géants qui l’ont précédé, et peinant à émerger de son repli sur soi pour étendre sa générosité sur le monde. Non pas que tous les artistes de nos jours soient narcissiques, mais il devient de plus en plus difficile d’éviter de l’être, par vanité en se lovant complaisamment dans son statut d’auteur, ou encore de ne pas sombrer dans le fatalisme, en perdant courage en ses convictions (s’exprimer en sachant que rien ne garantit que nous serons compris, que ce que nous disons intéressera les autres, est un défi que nous connaissons tous). The Green Knight nous montre que dans un monde sans légende, sans foi, le désespoir est notre lot, car la foi, au-delà de la religion, est ce qui permet d’avancer malgré tout, et seuls ceux encore capables de la brandir peuvent illuminer nos ténèbres.

Toutefois un dilemme subsiste : est-ce que tout ce discours est travaillé, réfléchi par le film, ou est-ce que Lowery se représente à travers Gauvain dans un geste aveugle de détournement, comme s’il étalait sa subjectivité en la présentant comme un texte religieux ? L’ambiguïté demeure – ce qui, encore une fois, est le geste le plus moderne qui soit.

 


6 septembre 2021