Critiques

The Hateful Eight

Quentin Tarantino

par Bruno Dequen

On avait quitté Quentin Tarantino quelques années avant la guerre de Sécession, célébrant la vengeance particulièrement brutale de Django, un esclave noir transformé en chasseur de primes et surhomme indestructible. Poursuivant la démarche qu’il avait amorcée dans son Inglourious Basterds, le cinéaste y prenait un malin plaisir à déployer le potentiel fabulateur de ses films hyper-référentiels afin de réécrire l’Histoire. Le projet était limpide. Grâce à la magie d’un cinéma faisant preuve d’une ferveur juvénile aussi jubilatoire que simpliste, les victimes de l’Histoire (Juifs, esclaves) avaient enfin droit à leur victoire posthume. En réglant son compte à l’Histoire officielle, Tarantino dotait son œuvre  d’une ambition politique inédite qui, à défaut d’être subtile, signifiait tout de même un certain changement de cap. Au niveau de la forme, par contre, rien de nouveau. Depuis Reservoir Dogs, les bases du récit tarantinesque ont été perfectionnées mais demeurent les mêmes : division par chapitres, discontinuité temporelle occasionnelle et, surtout, longues conversations d’apparence anodine qui se chargent progressivement d’une tension ne pouvant se résorber la plupart du temps que dans une orgie d’hémoglobine. Badinage, tension, explosion : les trois piliers du cinéma de Tarantino.

Huis clos sanglant campé au cœur d’un blizzard impitoyable, The Hateful Eight se situe ouvertement dans la continuité de Django Unchained. En effet, cette seconde excursion dans le Western se déroule quelques années après la guerre de Sécession et les tensions raciales explorées dans Django demeurent à l’avant-plan, puisque la guerre civile, source de nombreuses conversations, y est représentée comme une plaie ouverte. Comme toujours, le film est bardé de références filmiques. Toutefois, si sa prémisse et son ambiance hivernale rappellent Le grand silence de Sergio Corbucci, c’est pour une fois davantage vers son propre cinéma que se tourne le cinéaste. The Hateful Eight se présente ainsi comme un retour aux sources. Après deux fresques historiques ambitieuses, on se retrouve dans un mode mineur qui rappelle plutôt Reservoir Dogs, le retour de Tim Roth et Michael Madsen accentuant cette impression. Le hangar abandonné est ici remplacé par une auberge qui sert de lieu de refuge temporaire à John Ruth et Marquis Warren, deux chasseurs de primes qui vont très vite réaliser qu’ils sont tombés dans un traquenard visant à libérer Daisy Domergue, la prisonnière de Ruth en route vers sa pendaison. En choisissant d’affronter pour la première fois le potentiel nihiliste de son cinéma, Tarantino réalise avec The Hateful Eight l’anti-Western absolu, une farce sauvage et cruelle crachée à la face d’une Amérique qui n’a jamais su exister. Derrière l’humour noir, c’est un cinéaste mature et en colère qui vient d’éclore.

Chez Tarantino, la tension n’a jamais véritablement été affaire de suspense, mais de pure cruauté ludique. Un moment suspendu dans lequel un orateur sadique – et le cinéaste – se délecte de sa propre verve avant d’abattre son interlocuteur. Pensons simplement à M. Blonde (Madsen) dansant avant de couper l’oreille d’un policier, à Jules (Samuel L. Jackson) citant la Bible avant de trouer de balles de jeunes trafiquants, ou encore au mémorable Colonel Landa (Christoph Waltz) prolongeant inutilement ses faux interrogatoires. The Hateful Eight est une mise à nue du système Tarantino. Le film n’est plus qu’une suite de meurtres sadiques que le cinéaste ne prend parfois même plus la peine de draper de son éternelle ironie, comme dans ce flash-back totalement inutile d’un strict point de vue narratif, où il nous force à regarder longuement l’élimination méthodique de tous les employés de l’auberge. Même ses personnages ne sont plus que les avatars pathétiques de précédentes incarnations, à l’image de cet Oswaldo Mobray que Tim Roth interprète à la manière de Christoph Waltz.

En fait, The Hateful Eight se situe aux antipodes des deux films précédents du cinéaste. Il ne s’agit plus ici de réécrire le passé au moyen de récits cathartiques, mais de confronter de plein fouet les mythes illusoires sur lesquels sont bâtis les États-Unis, à l’image de cette fausse lettre de Lincoln, qui n’est finalement qu’un outil de défense utilisé par un Noir raciste contre les Blancs. Cette œuvre profondément désillusionnée ne serait qu’un pamphlet nihiliste complaisant si l’ironie teintée d’amertume des scènes finales ne venait complexifier ce constat. Outre le rapprochement imprévisible de deux morts-vivants regrettant de n’avoir pas su apprécier à leur juste valeur les propos (inventés) de Lincoln, c’est la figure torturée et sacrifiée de Daisy Domergue qui finit par être l’ancrage moral improbable du film. Cette femme violente et vulgaire, qui subit un chemin de croix annoncé d’entrée de jeu par ce long plan sur une statue de Christ crucifié, fait preuve d’une résistance inébranlable, et s’affirme comme la seule à être capable de bâtir une véritable communauté. Qu’une criminelle sadique puisse devenir le seul modèle inspirant du film, tel est le constat acerbe d’un cinéaste qui ne trouve plus son pays très amusant.

La bande annonce de The Hateful Eight


2 février 2016