The Human Voice
Pedro Almodovar
par Gérard Grugeau
Corsetée dans une robe à crinoline, la silhouette toute de rouge vêtue de Tilda Swinton émerge de derrière un écran de plastique tendu sur une structure de bois. Dépouillé, le décor a la nudité lisse des hangars désaffectés. La caméra saisit l’héroïne traversant le cadre de long en large, le visage pétrifié par l’attente. Puis, assise, la revoici tout en noir, en proie à une émotion violente qui monte et submerge, avant qu’elle ne refasse le même parcours en sens inverse à la faveur d’un travelling qui épouse le mouvement de son âme en désordre. Entre le rouge et le noir, la douleur et la gloire d’un amour perdu, un être meurtri se débat et avance vers son destin, fouetté par les accords stridents de la partition d’Alberto Iglesias. Après cette ouverture quasi opératique qui semble condenser l’essence du drame à venir, le récit – bref et lacunaire – peut alors commencer et l’esthétique selon Almodovar se déployer dans toute sa flamboyance. Après, comme toujours chez le cinéaste madrilène, un générique coloré et brillant d’inventivité conçu par Juan Gatti, qui veille à la signature graphique des films du réalisateur depuis Matador.
Le récit, c’est celui de La voix humaine de Jean Cocteau, créé au théâtre en 1930, l’histoire d’une rupture amoureuse où une femme au téléphone cherche à se détacher de celui qu’elle chérit encore. Pour qui fréquente assidûment l’univers du cinéaste, le voir aujourd’hui adapter à l’écran ce texte n’a rien de surprenant. Déjà, dans La loi du désir (1986), celui-ci faisait l’objet d’une mise en abyme (pièce dans le film) qui faisait résonner à l’unisson les mots de Cocteau et la douleur lancinante du Ne me quitte pas de Brel. Quant à Femmes au bord de la crise de nerfs (1987), le film était au départ, avant qu’il ne convoque une arborescence de personnages et ne bascule dans la pure comédie, une variation du célèbre monologue. D’une certaine façon, on pourrait voir La voix humaine comme la matrice des œuvres de l’auteur, travaillées inlassablement par l’entièreté du sentiment amoureux, le désir contrarié, l’hypocrisie des hommes et les affres de l’abandon. Bref, un cinéma de l’incarnation et de « la chair à vif », qui fait aussi de la voix une des assises de son entreprise de séduction.
Le générique le dit : adaptation libre. Comme pour les précédentes tentatives, Almodovar revendique le caractère anarchique de son écriture donnant lieu le plus souvent à des fictions aux sinuosités tortueuses. Ici, il revisite le texte de Cocteau, ne gardant que les grandes lignes de l’intrigue arrimée au chagrin et à la révolte de son héroïne, tout en convoquant par ailleurs à mots couverts le fantôme de la Madeleine de Vertigo happée par le vide et l’anéantissement de soi. D’emblée, il introduit une séquence flirtant avec le cinéma de genre dont nous ne dévoilerons pas la teneur mais qui inscrit le film dans une modernité nouvelle. Très vite cependant, portée par la photographie vibrante du fidèle José Luis Alcaine, la quintessence de l’esthétique almodovarienne envahit le cadre. Dans ce hangar vide a été reconstitué l’appartement de l’héroïne, un appartement aux couleurs prégnantes et chargé d’objets signifiants, parfois filmé du point de vue de Dieu, renvoyant le personnage errant de pièce en pièce au parcours labyrinthique d’un petit animal pris au piège des sentiments contradictoires qui l’assaillent. On est ici dans la théâtralité du lieu unique, dans la saisie d’un espace clos que la caméra virtuose sait rendre éminemment cinématographique. Au-delà de son aspect réflexif sur le cinéma, la mise en scène se mire avec jouissance dans l’artifice, comme Femmes au bord de la crise de nerfs le faisait jadis dès son ouverture avec sa terrasse fleurie au sommet d’un immeuble improbable. Drapé dans l’écrin somptueux d’un baroque contemporain, La voix humaine ancre le champ du désir dans l’impureté des formes, le mélange des genres et le format court du film (à peine une trentaine de minutes) ne fait qu’accentuer l’intensité du geste artistique.
Dans ses Conversations avec Frédéric Strauss (Édition de l’Étoile / Cahiers du cinéma, 1994), Almodovar a déjà émis le souhait de faire une exposition de « tous les objets de ses films et des idées plastiques qui les ont générées ». On pourrait dire que le décor mis en place pour La voix humaine a tout de ce musée rêvé, avec ses livres et ses DVD qui ont façonné l’imaginaire (notamment les mélodrames de Douglas Sirk, les nouvelles de Truman Capote et Alice Munroe), ses artefacts aux formes harmonieuses et multicolores toujours en écho avec la dramaturgie et les émotions des personnages. Souveraine dans ce temple de l’illusion, succédant aux Anna Magnani et Simone Signoret de ce monde qui se sont colletées en d’autres temps à cette partition des âmes blessées et humiliées, Tilda Swinton promène sa silhouette élégante (nouvelles technologies obligent) et livre une partition moderne du texte d’origine. Modulant son jeu entre la fougue tempétueuse et la fragilité écorchée des êtres délaissés, intoxiquées par l’amour, elle porte en elle, face aux inconséquences masculines, la résilience assumée des femmes qui peuplent le cinéma d’Almodovar, refusant toute victimisation. Par l’actualisation de son rôle qui nous vaut un clin d’œil sur les actrices vieillissantes, elle fait ainsi de l’héroïne une femme d’aujourd’hui (confrontée ici au désir ambigu de son amant que l’on devine homosexuel), qui saura purifier par le feu cette relation toxique avant de s’en libérer.
On ne le redira jamais assez. Dans sa débauche de couleurs saturée de signes, l’image chez Almodovar vibre au diapason de la passion de ses personnages, tout en se réclamant de l’extravagance baroque associée aux cultures ibériques. Contrairement aux apparences, elle n’est jamais de l’ordre du clinquant, mais relève plutôt de la quête d’une émotion pure, d’un ébranlement intérieur qui passe par les sens. Comme le souligne Guy Scarpetta dans son ouvrage sur L’artifice (Éditions Grasser & Fasquelle, 1988), le baroque n’a rien à voir avec « le cynisme postmoderne, celui des signes vides et indifférenciés » car, en exacerbant l’artifice, il ne fait au contraire que se rapprocher de la vérité. Ce que l’on ressent fortement devant la maîtrise de la mise en scène de La voix humaine, même si parfois, à de rares exceptions, les coupes et changements dans l’échelle des plans cassent quelque peu l’amplitude de l’émotion.
On ne saurait toutefois conclure sans évoquer un des grands paradoxes de la mise en scène. Comme dans la scène poignante de Douleur et gloire où le personnage d’Alberto (Asier Etxeandia) évoquait la vie de Salvador (Antonio Banderas) sur une scène de théâtre au décor minimaliste, les gros plans de Tilda Swinton dans le prologue de La voix humaine sont peut-être ceux qui s’impriment au plus profond de nous. Sans doute parce que le sens de l’image n’est pas encore épuisé et garde sa part de mystère. Peut-être surtout parce que la nudité du sentiment et du cadre crée alors une chambre d’échos où, dans la stase du moment, gît un érotisme esthétique aussi brûlant que violent.
The Human Voice est programmé à la Cinémathèque québécoise à partir du vendredi 12 mars.
10 mars 2021