Critiques

The Ides of March

George Clooney

par Eric Fourlanty

Dans le Jules César de Shakespeare, un devin étrusque glisse à l’oreille de l’empereur: « Méfie-toi des ides de Mars », expression romaine désignant le milieu du mois. Le 15 mars de l’an – 44, César est poignardé à mort par plusieurs tribuns, dont Brutus, qu’il aimait comme un fils.

Il faut s’appeler George Clooney pour imposer une expression romaine comme titre de film hollywoodien – fut-il indépendant. Il faut avoir l’aura de « l’acteur-réalisateur-producteur-scénariste-humaniste-séducteur-que-tout-le-monde-aime » pour mener un tel projet à terme. Amorcé pendant l’administration Bush fils, mis sur la glace pendant quelque temps pour cause d’euphorie obamienne et remis en chantier lorsque l’exaltation démocrate eut la gueule de bois, The Ides of March n’a rien de révolutionnaire, ni dans le propos ni dans la forme, mais c’est un thriller politique d’une solidité exemplaire en ces temps de disette made in Hollywood.

Stephen (Ryan Gosling) est un jeune idéaliste qui, sous la houlette de Paul (Philip Seymour Hoffman), vieux routier des campagnes électorales, se donne corps et âme pour qu’un gouverneur démocrate (George Clooney) soit élu à la Maison-Blanche. Après que le chef de campagne de leur adversaire républicain (Paul Giamatti) lui ait proposé de changer de camp, ce Candide des temps post-septembre 2001 va perdre des plumes. Beaucoup de plumes.

Sur papier, on pensait revenir à l’âge d’or du cinéma américain des années 70, alors qu’Alan J. Pakula (All the President’s Men), Sidney Pollack (Three Days of the Condor) ou Michael Ritchie (The Candidate) se coltinaient brillamment avec des films politiques grand public. Sur l’écran, c’est autre chose.

Georges le magnifique a certes du talent à revendre, des idées et des principes, mais l’époque -– et notre regard sur les films qui s’y font –- a bien changé. On ne révèlera rien en disant que The Ides of March est un film sur la perte de l’innocence, sur la nature intrinsèquement corrompue du pouvoir dans nos chères démocraties et sur le prix à payer pour y accéder. Dans les années 70, c’était une matière à fiction à modeler, inédite, excitante. Aujourd’hui, le cynisme politique n’est plus une nouveauté – au cinéma ou dans la rue –, c’est la norme. On peut donc se poser la question : pourquoi faire un film comme celui-ci en 2011?

Parce que c’est une bonne histoire. Pas nouvelle, mais bonne. Et, surtout, bien racontée. Que demande le peuple? Passons sur la résolution finale un peu hâtive (un cellulaire disparu dont personne ne se soucie, un directeur de campagne électorale qui tire sa révérence un peu trop vite), c’est de la belle ouvrage. Ni moins, mais pas plus. Ne crachons pas dans la soupe, nous avons des jeux de pouvoirs politiques et médiatiques, un peu de sexe, du suspense, mais pas trop et des dialogues bien écrits et encore mieux rendus. Mais sous ses allures « disons les vraies affaires », le propos de ce film, qui partage avec la politique le périlleux exercice du compromis, aboutit à un cul-de-sac en illustrant un cynisme et un défaitisme de rigueur, sans proposer autre chose qu’un divertissement de bonne facture.

The Ides of March (Les marches du pouvoir) est un film qui remplit son rôle d’éducation des masses laborieuses par le spectacle, mais pour le cinéma, on repassera. Georges Clooney cinéaste n’est pas un Scorsese, ni un Anderson, ni même un Malick ou encore moins un des deux frères Coen. C’est un produit (haut de gamme) de son époque, un bon artisan doté d’une conscience. C’est déjà beaucoup, mais ça manque furieusement de vision sur cet art qui, lorsqu’il est pleinement embrassé, peut égaler les autres. Il reste les acteurs, depuis toujours fers de lance du cinéma américain. En 1976, Jean-Louis  Bory, émérite critique cinéma du Nouvel observateur, écrivait, à propos des Hommes du président, que Robert Redford et Dustin Hoffman pouvaient lire l’annuaire téléphonique et nous tenir en haleine. Ici, Seymour Hoffman, Giamatti et Gosling sont de la même trempe. On le savait déjà des deux premiers, mais Gosling se révèle un acteur égal à Redford (éternellement sous-estimé) alors qu’à l’instar de Garbo ou d’Huppert, il parvient à exister sans rien faire. Son visage et son corps devenant un écran sensible et intelligent sur lequel, nous spectateurs, pouvons projeter ce que nous voulons. C’est le paradoxe même de l’acteur, entre présence et absence. Ne serait-ce que pour assister à l’éclosion d’un grand acteur en devenir, ces Marches du pouvoir valent la peine qu’on les grimpe.

La bande-annonce d’Ides of March:


6 octobre 2011