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Critiques

The Image You Missed

Donal Foreman

par Carlos Solano

« La réalité ne nous est pas donnée : il faut la saisir ». Le programme est clair : pour un film comme The Image You Missed de Donal Foreman, une image ne se donne jamais l’apparence de l’évidence ou du naturel. Soit parce qu’elle est mensongère, auquel cas il importe de l’invalider par un contrechamp ; soit parce qu’elle n’est pas suffisamment claire, lisible ou recevable. Le film réclame alors un travail d’enquête. C’est d’ailleurs par une trouvaille que le film commence : Foreman découvre les films de son père, le documentariste militant Arthur McCaig, ayant retracé l’évolution du conflit irlandais sur près de trente ans. Il progresse, ensuite, mû par le doute : à peine connues, ces images semblent dévoiler des aspects ignorés de son père et, de manière beaucoup plus importante, appeler à la suite du combat politique. Dès lors, que faire ?

Si les images de Foreman se construisent dans l’incertitude, c’est peut-être parce que l’indéfini est précisément ce qui justifie le projet. Pour Foreman, il n’existe aucune différence entre le conflit irlandais et son père. Les deux représentent deux formes d’héritage à prendre en charge, à interroger (mais comment poser la bonne question ?) ou, dans le meilleur des cas (et c’est le cas) à transmettre à son tour au monde. À propos de la transmission, The Image You Missed dit deux choses très importantes : qu’un film devrait commencer là où les autres finissent ; que dans une révolution, on se bat toujours au nom de ceux qui l’ont faite avant nous. Pour autant, il n’est pas nécessairement question de deuil, bien que certaines images, abîmées car mal préservées ou, inversement, peut-être trop regardées, puissent inviter à le croire. La mélancolie, ici, ne décrit pas un état contemplatif mais précise un passage à l’acte.

L’injonction ne manque pas d’hésitation : pour Foreman, les armes semblent manquer, le projet risque à tout moment de s’effondrer, les questions s’avèrent mal posées. Que faire lorsqu’il n’y a pas assez d’images ou, au contraire, lorsqu’il y en a trop ? Comment faire face aux images fausses et administrées par l’État qui servent de prétexte à la brutalité policière ? Une réplique, qui n’appartient pas à Foreman mais qui aurait pu parfaitement s’adresser à son père, résume à elle seule toutes les questions du film : « Bienvenue dans notre bataille des images : un Irlandais ne parle jamais à la personne devant lui mais à une image ». De manière beaucoup plus concrète, et à la suite de tous ces questionnements obligés, intimes, artistiques et éthiques, la grande force de The Image You Missed provient surtout des solutions apportées. Pour comprendre à quel moment du combat politique nos images interviennent, dans quel cadre historique elles s’inscrivent, voire même jusqu’où remonte l’imagerie de la domination, Foreman s’appuie sur une conclusion, simple en apparence mais lourde de signification : « Nous sommes entrés dans le cinéma et dans le monde à deux moments politiques différents ». Cette conclusion n’a, en réalité, rien de défaitiste : au contraire, elle semble tenir pour essentiel que l’élan révolutionnaire doit rester intact et que, si l’ennemi se transforme ou se déplace, les images ne peuvent pas être les mêmes.

Aujourd’hui, à Belfast, Donal Foreman se livre à un travail d’analyse historique : il oriente sa caméra vers les mêmes façades peintes peuplant les images de son père. Constat : avec le temps, elles sont devenues le lieu d’une attraction touristique et apparaissent vidées de leur densité politique. L’utopie se défait sous nos yeux, le combat semble provisoirement ou définitivement perdu. L’importance d’appuyer l’écart historique se confond avec l’idée que, reproduire le geste du père, trente ans plus tard, peut également servir à mesurer les motivations stylistiques de McCaig, voire même à mieux connaître sa personne. Ce dialogue sous forme d’essai entre un père et son fils, entre deux cinéastes profondément inquiets par la tournure de plus en plus effrayante que prend le monde, est circonscrit dès le départ : The Image You Missed est un film entre Arthur McCaig et Donal Foreman ; non pas sur McCaig (façon documentaire pédagogique) ou après lui (façon deuil). L’importance de la préposition entre révèle l’idée d’une passation qui s’effectue à des rythmes et à des intensités variables sur trois décennies. Les armes de cinéaste de Foreman se forgent alors que son père est encore actif : il commence d’ailleurs son premier film au moment où McCaig tourne son dernier. Détail symbolique qui a en réalité son importance : les premiers films de Foreman, alors qu’il est encore enfant, s’amusent déjà à imaginer le conflit armé sous forme de jeu. De manière limpide, le film confirme que la transmission ne commence pas au moment de la mort de McCaig mais se libère, en un sens, dès le premier plan de The Patriot Game, tourné en 1978. Après tout, les questions intermédiaires sont les seules qui comptent.

À un moment du film, Foreman confesse se sentir plus proche des films de son oncle, Sean Bernnan, moins associés (seulement en apparence) à un cinéma de guérilla que ceux de son père : ils semblent prôner un idéal de paix, s’émerveiller devant les fleurs, caresser l’insouciance. Un peu plus tard, alors qu’il est sur sa table de montage, Arthur McCaig demande à sa monteuse de faire un ralenti sur le visage en très gros plan d’une femme, rempli de lumière rouge. Moment saisissant, puisque nous sommes, comme lui, foudroyés par la « beauté irréelle » du plan. Le film dessine alors une intuition déchirante : au fond, le combat politique se fait au nom de cette même beauté, à saisir parfois parmi des plans inutilisés, à préserver, à remettre dans le Réel. « Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution ». Produit sous l’aile bienveillante de Nicole Brenez et Philippe Grandrieux, The Image You Missed élève la beauté au rang d’utopie et d’idéal révolutionnaire.

The Image You Missed est actuellement disponible sur MUBI.


18 avril 2019