The Immigrant
James Gray
par Helen Faradji
De James Gray, on pensait déjà connaître l’essentiel. Les emportements dostoïevskiens, les déchirements familiaux, la tragédie se lovant dans son lit noir d’ébène. The Yards, Little Odessa, We Own the Night, et même le plus sentimental Two Lovers avaient, croyait-on, définitivement déterminé les contours de l’œuvre. Celle d’un grand tragédien classique, privilégiant toujours la construction en trois actes, faisant sans cesse peser la fatalité sur le devenir des hommes, purgeant constamment les passions avec méthode et abnégation.
The Immigrant ne dérogera certes pas à la poignante recette. Du moins, pas en apparence. Car dès les premières secondes de cette nouvelle offrande, le ton sera immédiatement donné par un des zooms outs les plus mélancoliques de l’histoire du cinéma. Nous sommes en janvier 1921, à Ellis Island, et plutôt que de se rapprocher physiquement, l’Amérique, personnifiée par cette statue de la liberté aussi grise que les nuages qui la surplombent, échappera. Par un simple mouvement de caméra, elle s’évanouira. Pire, elle n’appartiendra jamais aux immigrés débarquant là, des rêves et des espoirs pleins les poches. Elle se dérobera sans cesse, même aux âmes les plus vertueuses. Elle ne remplira pas le contrat illusoire, celui-là même dont la jeune Ewa, débarquée de sa Pologne natale, pensait naïvement pouvoir profiter. Comme les autres.
Non, l’Amérique fantasmée, terre de tous les possibles, n’existera pas. Et, si les errements sentimentaux d’Ewa, devenue chose d’un bordel, entre un homme qui l’aime sincèrement et un autre qui ne peut que la détruire, semblent à première vue mener la danse de cet Immigrant, à bien y regarder, c’est davantage le regard désabusé et cruellement lucide de James Gray sur ce pays qui accueillit à la dure sa propre famille venue d’Ukraine qui frappe. Un regard qui ne manque pas de regarder sous les jupes de ce pays enjôleur et séduisant pour mieux y voir les rouages grinçants de l’exploitation et de l’aliénation qu’il cause. Un regard dur, sans concession qui, plus que de jauger la véracité de ce mythe fondateur de la deuxième chance, anéantit même la possibilité d’une première chance. Rien n’est au fond possible. L’Amérique mange, digère, recrache et oublie. Comme elle l’a toujours fait. Comme elle le fera toujours.
La tragédie est là, nul doute possible. Mais si elle louvoyait auparavant dans les interstices du film noir, ou de la comédie romantique, rendant ces genres proprement étouffants, cette fois, c’est cette fois au sein du mélo que James Gray injectera ses traditionnelles préoccupations (foi, péché, rédemption impossible, pardon…). Un mélo digne et puissant, profitant d’une musique ciselant les émotions, les rendant presque cristallines, d’une direction photo chaude et contrastée (signée Darius Khondji, nouveau chouchou de ces cinéastes), de performances d’une vulnérabilité à couper le souffle (la Cotillard, donc, jamais aussi fragile et mystérieuse que dans ce rôle écrit pour elle, mais aussi Jeremy Renner, surprenant, Joaquin Phoenix, impressionnant, comme toujours, en manipulateur instable). Un mélo évoquant même assez précisément les ressorts dramatiques de The Color Purple de Spielberg (même soin vériste à reconstituer à une époque, même femme séparée de sa sœur tombant entre les griffes d’un « protecteur », même usage du travelling élégant mais lourd de sens, même bascule entre l’espoir et l’angoisse au sein d’une même scène…). Un mélo ouvertement sentimental, aussi, au point parfois d’en être trop littéral, trop artificiel même, ceci expliquant peut-être pourquoi ce bel et douloureux Immigrant fut boudé à Cannes où il était présenté l’an dernier.
Maintenant les affres de la compétition retombée, peut-être serait-il enfin temps de redonner à James Gray sa place tout naturelle : celle d’un cinéaste lucide et pessimiste, triste et émotif. Celle d’un cinéaste qui ne se contente pas, comme tous les autres, d’illustrer la décadence ou la fin du monde, mais affirme, la voix tenue par les larmes, les yeux vibrant de fureur, que ce monde rêvé, protecteur, inspirant, n’a, en réalité, jamais existé. Qu’il n’a jamais été que chimère. Et que, comme chez tous les magiciens, c’est derrière l’écran de fumée que la vérité se déniche : sale, triste et malingre.
La bande-annonce de The Immigrant
22 mai 2014