The Invisible Man
Leigh Whannell
par Ariel Esteban Cayer
À en juger par sa courte filmographie, Leigh Whannell (scénariste de Saw,) gagne en assurance avec chaque projet. Insidious Chapter 3 (2015), antépisode des plus inutiles venu se greffer à la franchise colorée de James Wan, ne laissait présager rien de bon, tandis qu’Upgrade (2018) portait déjà bien son nom. Le réalisateur y démontrait une ambition palpable, dans un film à la fois ludique, jouissif et millimétré – une fable cyberpunk sur les périls des technologies de demain. Il est donc réjouissant de constater qu’avec The Invisible Man (2020), Whannell ne perd rien de son élan. Au contraire : il signe une relecture habile de la nouvelle d’H.G. Wells dont le propos sur les traumatismes que les hommes peuvent infliger aux femmes est à la fois limpide et pertinent. Il serait trop facile de voir là une forme d’opportunisme au goût du jour, dans le sillage du mouvement #MeToo, car force est d’admettre que le cinéaste relève le pari haut la main et trouve, dans une prémisse éculée (le film original de James Whale) ou potentiellement problématique (voir l’adaptation de Paul Verhoeven), la matière propice pour aborder les horreurs bien réelles du patriarcat.
D’une troublante efficacité, la scène d’ouverture nous fait comprendre, sans l’ombre d’un doute, les enjeux : Cecilia (Elizabeth Moss) est prisonnière. Victime d’une relation abusive avec un technocrate riche et narcissique, terrée dans un sinistre et gigantesque manoir surplombant la Silicon Valley, on la découvre en pleine évasion. Telle l’ingénue d’un récit gothique d’autrefois, elle fuit, terrifiée. Il ne manque que l’éclair lézardant la nuit, suivi du coup de tonnerre. Mais contrairement à ces récits, nous resterons avec elle et non auprès du monstre. Or, la fuite est méticuleuse et en dit long sur l’urgence de la situation. Whannell ne perd pas une seconde et, au rythme de cette séquence haletante, nous indique tout ce qu’il faut savoir sur la gravité du moment et, par conséquent, sur la réalité indéniable d’une héroïne bien loin d’être libre. Car on devine la suite: cet inventeur, spécialiste mondial en optique, œuvre sur l’invisibilité. Et son plan, cruel et terrible, visant à hanter Cecilia, se met aussitôt en branle.
C’est en décrivant le spectre persistant du trauma d’une relation abusive – spectre psychologique, auquel cet homme invisible donne corps, en figure de harceleur suprême – que le film trouve son brio. Traquée par un homme présumé mort, invisible aux yeux de tous et devenu, dans la logique du récit, pleinement allégorique (on ne verra son visage qu’à la toute fin du film), Cecilia se voit tranquillement, mais sûrement, dépossédée de ses moyens. Sa crédibilité s’effrite, son libre-arbitre s’effondre et bientôt, son corps ne lui appartient plus. D’échappée, de survivante, elle passe en un clin d’œil à « l’hystérique », seule au monde. Le film nous positionne fermement à ses côtés (il n’est jamais question de douter d’elle) et, à travers le personnage, nous demande d’écouter. Qu’est-ce qu’un corps traumatisé ? Que faire pour survivre à de tels abus ? De quelle résilience parle-t-on ? Tandis que son réseau d’alliés s’écroule autour d’elle, le spectateur vit momentanément ses angoisses et ses frustrations, jusqu’à sentir ses nerfs usés par procuration. Ainsi, ce précieux film d’épouvante devient un remarquable exercice d’empathie (ou d’identification, c’est selon), plaçant le spectateur dans une situation de violence conjugale paroxysmique : un nœud qui ne cesse de se resserrer autour du cou de sa victime.
La mise en scène de Whannel épouse en tous points cette prémisse anxiogène et met de l’avant la corporalité de la caméra, l’ambivalence de ses mouvements tout comme la fluidité de sa perspective, pouvant pointer, en alternance, vers un narrateur désincarné ou encore vers le « POV » d’un maniaque déplaçant son regard d’une pièce à l’autre. Insoutenable, le hors-champ (comme la blancheur des murs, l’angle mort d’un couloir, ou encore le gouffre d’un cadre de porte) devient très vite le terrain de toutes les horreurs. Whannel use également d’autres tactiques : ses acteurs masculins surplombent Moss lorsqu’ils apparaissent dans les cadres et la ville de San Francisco est dépeinte comme une « lande » corporative hostile et fantomatique, à laquelle se bute Cecilia, désormais privée d’accès à tout, pratiquement invisible elle-même. Moss, pour sa part, enregistre chaque nouvelle épreuve sur son visage, se montrant hyper expressive et convaincante, fidèle à elle-même, dans un rôle qui oscille entre la détresse pure et la détermination du désespoir.
Ainsi, Whannell maximise tous les affects et crée une maison hantée à ciel ouvert. Et n’est-ce pas là, finalement, la condition vécue par une victime souffrant de stress post-traumatique, à laquelle on nie toute justice? On se surprend à guetter l’air avec elle, cherchant à déceler la moindre perturbation atmosphérique qui pointerait vers l’agresseur, jusqu’à ce que tout dans The Invisible Man devienne inhospitalier, clinique et glacial, dans les plus infimes détails de l’intrigue. Il y est question de fiducies, de dettes, de pharmaceutiques, d’avocats tout-puissants et de la fine pointe des technologies de surveillance ; jamais d’empathie, de compassion ou d’éthique. Un univers aseptisé, tyrannique, à l’image des technocrates démiurges, invincibles et terrifiants, qui y rôdent et y construisent leur panoptique. Un film d’horreur total, qui confirme que Whannell est un artisan du genre à surveiller de près.
25 mars 2020