The Irishman
Martin Scorsese
par Apolline Caron-Ottavi
Avec The Irishman, Martin Scorsese replonge dans l’un de ses univers de prédilection, la mafia italo-américaine, en se penchant sur le destin de Frank Sheeran, un Irlandais ayant rejoint la pègre italienne et confessé à la veille de sa mort l’assassinat du mafieux Jimmy Hoffa, président du syndicat des conducteurs routiers américains. La première séquence annonce le ton de la fresque : sur un air populaire de doo-wop, on est entraîné par l’un des célèbres travelling scorsesiens, lent et ample. Mais plutôt que d’être propulsé dans un restaurant mafieux animé par la gouaille de personnages gominés et tirés à quatre épingles, on découvre ici les couloirs silencieux d’un hospice de vieillards, peuplés de visages ridés, de déambulateurs et de plaids. Avec, au bout, Frank Sheeran. D’emblée, il n’y a pas l’ombre d’un doute : le cinéaste appose le point final à un pan fameux de sa filmographie, qui a vu se succéder Mean Streets (1973), Goodfellas (1990) et Casino (1995).
The Irishman est un film profondément crépusculaire, qui se penche sur la fin d’une époque, d’un certain cinéma, voire d’un schéma de société. Du haut de ses 3h30, le film étire volontairement le temps. Dans sa triple chronologie, des années 1950 aux années 2000 ; dans son emploi d’acteurs qui convoquent à eux seuls toute une histoire du cinéma, et sont rajeunis ou vieillis pour l’occasion ; dans sa construction narrative, volontairement âpre et imprégnée d’une mélancolie lancinante. Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci, Harvey Keitel : impossible de ne pas penser que ce sont là les dernières retrouvailles de ces monstres sacrés. La mort a toujours été présente dans les films de Scorsese, mais elle devenue ici le personnage principal, le prisme à travers lequel regarder le cirque des hommes.
Le rajeunissement numérique, qui a piqué la curiosité des spectateurs bien en amont de la diffusion du film, prend à contrepied la tentation de la nostalgie. Les premières images sont déconcertantes, mais on s’y fait. Car il n’est pas question ici de retrouver le De Niro des années 1970, mais de rencontrer un homme que l’on n’a jamais connu, et dont le visage de quadragénaire est marqué par les rictus et les mimiques d’un acteur septuagénaire. L’exercice prend dès lors un tour philosophique, au-delà de la prouesse technique : le jeune vétéran Sheeran est un homme déjà vieux. La mafia lui donne une seconde vie, mais les incessantes inscriptions qui s’affichent sur les personnages au cours du film, nous détaillant la date et les circonstances de leur mort, ne cessent de remettre en perspective son parcours au sein de cet univers de macchabées en devenir.
Maestria filmique, règlements de compte sanglants et personnages plus grands que nature ne manquent pas au rendez-vous. Mais jamais le cinéaste n’aura poussé autant à l’extrême les dialogues colorés qui, grâce à leur humour, ont participé au succès de ses films. Négociations, chantages, sous-entendus et manipulations virtuoses des mots remplacent tout autre usage du langage. Les répliques sont ciselées et jubilatoires, tout en tournant à vide, dans une sorte d’éternel recommencement qui sape volontairement la possibilité d’une véritable envolée épique. Peu à peu, ces échanges résonnent étrangement à nos oreilles. Leur caractère pittoresque et excessif prend désormais une tournure familière. À l’heure où les affirmations à l’emporte-pièce supplantent les analyses réfléchies, où les mensonges valent bien les vérités, où la parole politique est souvent caricaturale et où le goût de la nuance est en voie de disparition, les mafieux de Scorsese, avec leurs codes verbaux, leur art de la litote et leur suave sens de la persuasion appartiennent au passé, à un monde ancestral, où l’on savait encore que le langage est une question de vie ou de mort. Le manège de la pègre n’a jamais cessé, mais il n’est plus le fait d’antagonistes identifiables, hors-la-loi quand bien même ils se fondaient dans le système. À l’heure où les mots n’ont plus de poids, les gangsters sont partout.
Les mafieux d’hier ont disparu, le film de mafia aussi. Mais le cinéma lui-même n’est pas prêt de tirer sa révérence. Scorsese profite de la plateforme Netflix et s’empare de la technologie numérique de pointe pour réaliser, ironiquement, un grand film de cinéma parfaitement anti-spectaculaire – loin des « parcs d’attractions » qu’il a récemment condamnés. La tournure testamentaire de l’œuvre est malicieuse. Dans un hospice, un vieillard esseulé se remémore un passé dont personne ne se souvient. Il n’y a certainement pas lieu d’être nostalgique, mais il y a de quoi s’inquiéter quant à cet oubli des événements historiques, qui constituent le terreau de The Irishman, du spectre de la guerre mondiale à l’ombre de la guerre commerciale. Le plus catholique des cinéastes contemporains donne à son film les allures d’une vanité. Le vieil homme demande à ce que l’on laisse sa porte entrouverte et nous regarde, avant que son tombeau ne se referme. Une célèbre chanson de Peggy Lee nous revient alors en tête : « Is that all there is ? »…
États-Unis / 2019 / Ré. Martin Scorsese / Scé. Steven Zaillian d’après le livre de Charles Brandt / Ph. Rodrigo Prieto / Mont. Thelma Schoonmaker / Mus. Seann Sara Sella / Int. Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci, Ray Romano, Bobby Cannavale, Anna Paquin, Harvey Keitel, Lucy Gallina. 210 minutes / Dist. Netflix
28 novembre 2019