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Critiques

The Killing of Two Lovers

Robert Machoian

par Robert Daudelin

Tourné en quelques jours dans un bled perdu de l’Utah, avec un budget symbolique et des acteurs peu connus, The Killing of Two Lovers serait-il la vraie surprise de l’année dans le cinéma américain…?

Récit sur le poids de la paternité, sur l’exigence des liens familiaux, sur un mariage qui s’essouffle et sur l’incompréhension qui vient contredire l’amour, le film de Machoian parle de tout cela et aurait pu n’être qu’une autre déclinaison mélodramatique et bien formatée  de l’histoire d’un couple qui explose. Il en est bien autrement : The Killing of Two Lovers est, pour le spectateur qui en accepte le défi, tout à la fois une expérience émotionnelle hors du commun et une proposition esthétique audacieuse et totalement réussie.

Dès sa première image, qui surprend par sa dimension restreinte au milieu du grand écran de la salle et par le son difficilement identifiable qui l’accompagne, l’idée d’un espace spécifique s’impose, espace auquel le cinéaste restera rigoureusement fidèle tout au long du film, au point d’amener son récit, pourtant explicitement inscrit dans le réel, à un degré d’abstraction qui lui confère une portée d’ordre philosophique.

Cette réflexion jamais n’est simpliste, au contraire elle s’élabore à partir d’images, de plans et de séquences dont le caractère ambigu, s’il est porteur de malaise, constitue la richesse même du discours : au spectateur de mettre en rapport le premier plan du film (les amants visés par le révolver) et la séquence finale (l’achat de la lessiveuse) et d’en expliciter le sens. Cette ambiguïté, toujours présente, n’est surtout pas une coquetterie de scénariste : c’est la matière dramatique même du film, sa richesse aussi.

Tous ces éléments, leur poids contradictoire, leur agencement chaotique, ont pour habitat la tête de David, père d’une adolescente coriace et de trois bambins, en rupture temporaire de couple. Cette tête qui bourdonne, le film nous y entraîne, nous y fait pénétrer littéralement par une bande sonore d’une intensité extraordinaire qui participe au caractère abstrait, expérimental du film. Si dans un premier temps, on croit y deviner le bruit d’une porte de camion (le « pick up » de David), notre oreille perd rapidement ses repères : cet assemblage de sons, manipulés, trafiqués, débouche sur ce que les musicologues qualifieraient de « bruitisme ». C’est évidemment un nouvel appel vers l’abstraction : ce paysage sonore traduit littéralement le trouble et la confusion qui habitent ce mari exclu qui s’entête à être un bon père.

La grande réussite de Machoian, c’est justement d’avoir installé dans la tête de son héros cette histoire qui aurait pu être terriblement banale et, littéralement, d’y faire pénétrer sa caméra pour filmer ce qui échappe à notre entendement, mais pas à notre émotion. Ce film bouleversant qui continue à nous hanter longtemps après sa projection, est aussi une expérience esthétique totalement réussie : choix de la fenêtre 1:37 dont les limites deviennent une composante dramatique autant que plastique ; caractère minimaliste du décor (la petite ville suggérée, plutôt que filmée ; le sommet enneigé inscrit dans la ligne d’horizon) ; jeu physique des acteurs (y compris les trois garçons magnifiquement présents) ; filmage frontal qui crée une scène pour accueillir les protagonistes. Le film abonde en scènes de plein air (l’exercice de tir, le lancement des fusées, la bagarre des hommes) qui, toutes, appartiennent à l’espace du film, aucune concession n’étant faite à la nature ou au décor urbain ; le vrai lieu, l’espace déterminant, c’est la cabine du camion de David : c’est là que se jouent les affrontements (avec Nikki, sa femme, et Jess, sa fille) et c’est le lieu qui permet aussi les retrouvailles, le film prenant alors des airs de film de famille.

Le spectateur est littéralement mobilisé, assailli, par The Killing of Two Lovers ; on n’en sort pas indemne! Mais c’est pour de bonnes raisons : contrairement aux recettes dramatiques dont abuse le cinéma « mainstream », l’émotion produite par le film de Machoian est le produit indiscutable des choix esthétiques du cinéaste. Geste rigoureux d’un artiste qui, sans ostentation aucune, utilise toutes les possibilités de son art pour proposer au spectateur une expérience exceptionnelle où l’intelligence et la sensibilité sont également convoquées.


5 juin 2021