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Critiques

The Killing

Stanley Kubrick

par Helen Faradji

C’est difficile à croire, mais il n’avait que 28 ans. Et déjà deux films derrière lui (Fear and Desire et Killer’s Kiss, court, mais sublime noir de 1955 où le cinéaste observait les amours complexes et forcément fatals d’un boxeur et d’une vénéneuse, inclus dans cette version Criterion Blu-Ray). En 1956, Stanley n’était peut-être pas encore Kubrick, mais son Killing ne laissait aucun doute subsister : un talent -– et un immense -– venait d’éclore.

Talent de cinéphile, d’abord. Impossible en effet de ne pas voir dans The Killing un hommage plus que marqué au grand film noir classique, mythique, et plus particulièrement à l’un de ses fleurons : The Asphalt Jungle d’Huston. Un hold-up à l’hippodrome du coin, conçu dans ses moindres détails pour pouvoir aider ses protagonistes à se sortir de leurs vies minables, des hasards et autres aléas qui empêcheront évidemment toute réussite, une fin dopée à l’amertume, et Sterling Hayden en chef de gang aussi hard-boiled que battu par la vie (à ses côtés, on retrouve aussi Elisha Cook Jr, anti-héros à l’ancienne de Maltese Falcon et The Big Sleep)… Kubrick se ballade entre les lignes déjà tracées par le grand Huston avec une aisance déconcertante, un sens du suspense rare. Le noir, entre intrigue criminelle complexe et chronique sociale acérée, n’y perd rien au change.

Mais nous sommes en 1956 et le film noir n’est déjà plus un perdreau de l’année. L’année précédente, Robert Aldrich venait en cerner les derniers contours en l’infusant de paranoïa nucléaire dans Kiss Me Deadly. Charles Laughton en faisait le terrain d’un combat entre ultra-naturalisme et onirisme inquiétant dans Night of the Hunter. Et la couleur s’invitait tranquillement sur les écrans, forçant les cinéastes à réinventer l’une des données essentielles du genre (comme dans Slighty Scarlet d’Allan Dwan). Deux années plus tard, c’est Orson Welles qui achèvera d’achever le cycle avec Touch of Evil, véritable chef d’œoeuvre où tous les ingrédients du genre semblent atteindre leur point d’incarnation ultime, inquiétant et crépusculaire. Cet air de fin des temps, ce climat d’achèvement, angoissé et sombre, Kubrick l’a parfaitement senti, transformant son Killing en lente descente aux enfers dont aucun de ses personnages ne pourra se sortir indemne. La morale, si elle existe encore, y est plus ambivalente que jamais, la cruauté plus mordante, le dénouement plus ambigu.

Et si son précédent Killer’s Kiss, tourné entièrement dans les rues de New York (à l’époque, ce n’est pas la norme) s’inscrivait dans le sillage des nouvelles vagues mondiales pour mieux ancrer les deux pieds du noir dans le réel le plus concret, faisant brièvement revivre la grande période du noir semi-documentaire en la mâtinant d’un romantisme presque lyrique, Kubrick comprend parfaitement avec The Killing que le noir est en train de changer. Enregistrant cette transformation, la transmettant par une photographie poussant les effets expressionnistes dans leurs retranchements les plus beaux, les plus funèbres, son film va alors exagérer à leur maximum tous les attributs du genre, les forçant à signifier au maximum, les dramatisant à outrance comme s’il s’agissait de voir quand et comment ils allaient briser. Le flash-back, par exemple, héritage premier de la source littéraire du noir et ici multiplié par onze (onze!) devient ainsi l’objet d’une déconstruction aussi radicale que passionnante. Les clairs-obscurs et autres ombres et lumières inquiétants deviennent également sources de terreur, théâtralisés et radicalisés qu’ils sont (derrière l’œoeilleton, Lucien Ballard. Plus tard, il sera aux commandes de The Wild Bunch ou The Getaway). Les dialogues, toujours vifs et amers, voient encore leur aigreur et leur violence doublées, triplées même sous la plume du jeune Jim Thompson, futur scénariste de Paths of Glory. Et la liste continue. Chaque attribut du genre est exagéré, accentué, disséqué comme pour mieux pousser le noir vers la fureur et l’agonie.

Tout dans The Killing signifie la fin, mais annonce en même temps une transition : celle du cinéma américain qui tranquillement va se découvrir une liberté, une audace, un sens du débordement unique au cours des deux décennies suivantes. Stylisation extrême, violence sourde et rageuse, énergie folle et brutale contaminant chaque plan, coffre à outils du genre ouvert en grand devant soi où l’on pioche avec frénésie : le cinéma de Sam Fuller, de Peckinpah, de Penn ou même des années plus tard des Coen et de Tarantino (on ne verra plus jamais la scène de la cabine d’essayage de Jackie Brown de la même façon après avoir vu The Killing) est déjà dans ce film sublime. Pour Hadden Guest, auteur d’un essai livré en bonus avec cette édition soignée et riche de The Killing et Killer’s Kiss en Criterion Blu-Ray, le film peut même être envisagé comme une version « proto- et pulp de L’année dernière à Marienbad« . Rien que ça.

Reste qu’inscrit aussi précisément dans l’histoire, incarnant littéralement le passage de témoin d’une époque à l’autre du cinéma américain, The Killing est une œuvre aussi majeure que visionnaire à qui Criterion vient de réserver le traitement royal. Comment pouvait-il en être autrement pour un film de M. Stanley Kubrick?

 


1 septembre 2011