Critiques

The Last Duel

Ridley Scott

par Alexandre Fontaine Rousseau

À plusieurs égards, The Last Duel semble vouloir boucler la boucle. Pour Ridley Scott, dont l’oeuvre débute en 1977 avec un film intitulé The Duellists, ce titre évoque en lui-même une certaine forme de clôture. Comme si le réalisateur de Blade Runner et de Alien cherchait par ce renvoi à affirmer une continuité au sein d’une filmographie ayant pu, au fil des années, paraître éparpillée. Il a toujours été difficile d’accorder à Scott le titre « d’auteur », au sens où l’entend traditionnellement la critique. On lui reconnaît aisément un certain talent technique ainsi qu’une indéniable aptitude à la mise en scène, sans nécessairement savoir si une vision personnelle se dégage de ses images. Son professionnalisme ne fait aucun doute. Mais le qualificatif d’artiste semble plus souvent qu’autrement lui avoir échappé, victime qu’il est en quelque sorte de cette solidité irréprochable que personne ne saurait remettre en question.

The Last Duel est donc le film d’un vétéran qui, du haut de ses 83 ans, a encore quelque chose à prouver. C’est peut-être, d’ailleurs, ce qui fait du résultat final une telle réussite. Le cinéaste nous y offre, une fois de plus, la démonstration appliquée de son immense savoir-faire. L’adresse avec laquelle il orchestre ses séquences à grand déploiement s’avère sidérante. Sa caméra capte avec autant de frénésie que de sang-froid la violence des combats opposant de vastes armées sur le champ de bataille. Mais, plus que jamais, ce sens du spectacle ne sert plus que de toile de fond au drame sur lequel se recentre la trame. C’est un outil, au même titre que tous les autres, que Scott a à sa disposition pour raconter son histoire et articuler son discours. Jamais, en un sens, sa grande maîtrise technique n’a paru aussi utile que dans ce film où il lui accorde une importance relative et où il s’agit, tout au plus, d’une assise.

Le sens, ici, se déploie dans le travail sur les détails. Après tout, le film repose essentiellement sur une série de décalages. Entre les trois récits du même événement qu’il met en scène, bien évidemment. Mais aussi entre l’actualité manifeste de son sujet et la nature historique de sa prémisse. Inspiré d’un livre de l’auteur américain Eric Jager, spécialiste de la littérature médiévale, The Last Duel se penche sur les circonstances ayant entouré le dernier duel judiciaire de l’histoire de France – combat ayant opposé en 1386 Jean de Carrouges à Jacques le Gris, ce dernier étant accusé d’avoir violé l’épouse du premier. Empruntant à Rashomon sa structure en trois parties, le film ne laisse planer aucun doute quant à la culpabilité de Jacques le Gris. Mais il expose, par ce procédé où s’opposent plusieurs versions des faits, les subjectivités et les rapports de force par lesquels se construit une culture du viol.

Le scénario, signé par l’improbable tandem de Ben Affleck et Matt Damon en collaboration avec Nicole Holofcener, propose une déconstruction en règle de tous les modèles masculins qu’il illustre. Entre la fausse noblesse du Jean de Carrouges de Matt Damon, dont l’austérité prétendument désintéressée se transforme peu à peu en rigidité orgueilleuse, et l’arrogance conquérante du Jacques le Gris qu’interprète Adam Driver, ce sont toutes les figures d’une certaine virilité classique qui sont démontées pour être finalement réduites à néant. Les preux chevaliers ne sont pas mieux, dans The Last Duel, que cette caricature du comte décadent qu’incarne avec une ignominie particulièrement juste Ben Affleck. Leurs interprétations respectives reposent sur des dissonances subtiles, entretenant un équilibre révélateur entre les conventions du jeu historique et la modernité assumée de certains anachronismes. Car, après tout, on ne filme jamais autre chose que le présent.

Au cœur de la mêlée, c’est pourtant la figure initialement effacée de Marguerite de Carrouges (Jodie Comer) qui ressort éventuellement du lot. The Last Duel, par-delà la façade inévitablement virile de ce combat de coqs qu’il présente, cherche surtout à faire émerger la perspective d’une femme dont le viol même est appréhendé par la justice de l’époque comme relevant du crime contre la propriété. Ce n’est pas seulement que Scott décrit avec une clarté implacable les injustices dont fait l’objet son témoignage, révélant les biais implicites des autorités juridiques, religieuses et médicales auxquelles celui-ci se bute. C’est aussi qu’il montre comment les récits qui précèdent le sien, tant celui de son mari que celui de son agresseur, reposent sur une forme d’inexistence qui la déshumanise. Simple possession puis objet de convoitise, Marguerite de Carrouges ne prend vie à l’écran qu’à partir du moment où on lui permet de raconter elle-même sa propre histoire – avant de la lui dérober, une fois de plus, à travers la violence de l’affrontement final.

Car ce duel titulaire, qu’un cinéaste moins intelligent aurait sans doute glorifié, n’a rien de triomphant sous le regard impitoyable de Scott. Ce n’est plus qu’une énième manière dont la logique des hommes retire aux femmes tout contrôle sur leur propre vie. C’est dans l’arène, par une démonstration de force brute aussi vaine que sanglante, qu’est déterminée la véracité du témoignage de Marguerite. On ne sent alors aucun romantisme, dans le rapport qu’entretient Scott avec la représentation historique. C’est la laideur qui s’impose, à travers une violence devenue insoutenable. Comme si le cinéaste prenait conscience sous notre regard horrifié de la nature abjecte de son propre savoir-faire militaire. « Are you not entertained? » Cette question que posait le personnage de Russell Crowe à la foule assoiffée de sang de Gladiator résonne encore ici, comme si Scott assumait sa part de responsabilité dans l’horreur qu’il perpétue et à laquelle, plus que jamais, il semble vouloir mettre un terme.



5 novembre 2021