The Last Station
Michael Hoffman
par Mathieu Li-Goyette
Léon Tolstoï était un grand humaniste. Avec Dostoïevski, Tchekhov, Gorki, l’un des auteurs russes dont la lumière parvient, encore aujourd’hui, à nous éclairer, par le biais de personnages introspectifs, de situations dramatiques visant à sublimer les héros prisonniers du tragique. Ceci étant dit, comme dans tous les mélodrames utilisant l’artifice de panneaux explicatifs pour porter l’Histoire officielle tout en laissant aux images le soin d’en illustrer les moments les plus croquants, The Last Station (ladite station de train étant celle où l’écrivain mourut en 1910) fait exactement ce que l’on attendrait de lui. Le problème étant qu’il se soucie trop peu des pièges sournois que lui tend son propre genre, propice à la stagnation. À cet égard, si le I’m Not There de Todd Haynes innovait récemment par sa conceptualisation, The Last Station tente pour sa part de tirer son épingle du jeu en présentant les dessous des derniers jours de l’écrivain, bien qu’évidemment, un Tolstoï agonisant soit moins fringuant qu’un Tolstoï écrivain. Mais, à oublier de filmer le mythique personnage au profit d’une mise en valeur des anecdotes qui l’ont édifié, le sujet fondamental du film s’avère, de fil en aiguille, rapidement oublié.
En général, qui dit grand auteur dit grande vie, donc probablement possibilité d’un grand récit qui, ici, se voit par la suite remis en question par l’ajout de nombreux témoins. Ces derniers notent en effet les moindres faits et gestes de la maison des Tolstoï à l’aube où ce dernier (Christopher Plummer) vient d’être sacré père d’un courant philosophique qui porte son propre nom. Le grand penseur dont l’acuité morale transcende ses propres récits n’est pourtant pas celui que le cinéaste friand d’adaptations, Michael Hoffman (A Midsummer Night’s Dream, One Fine Day), s’est évertué à filmer. Plutôt que de digresser sur les valeurs tolstoïennes qui sont rapidement expédiées au terme de courts exergues et d’un bref topo vulgarisé de la pensée tolstoïenne (faisant passer au demeurant ces fameux « tolstoïens » comme des illuminés de première) Hoffman détourne rapidement l’attention du spectateur vers le jeune secrétaire du maître, Valentin (James McAvoy, dans le rôle du jeune premier auquel il nous a habitué ces dernières années). Les mésaventures qui souligneront ensuite l’influence paternelle des écrits de Tolstoï sur son secrétaire viendront ponctuer un récit sur l’apprentissage de la vie adulte. À l’opposé, la confrontation toute pratique (idylles, trahisons et manipulations) du parcours viendra rythmer le temps passé par Valentin aux côtés du vieil écrivain tout en dévoilant tranquillement les derniers états d’âme de l’auteur mourant.
Alors que la femme et comtesse de Tolstoï, Sofya (Helen Mirren), se mêle plus personnellement au drame, Hoffman dédouble la signification de sa romance. Amour en crise scindé par un duel de droits d’auteur d’un côté, puis premier amour marqué par la transgression de l’utopique pensée tolstoïenne sur les relations platoniques de l’autre, ce qui s’anime entre Valentin et une jeune disciple est rapidement connu des zélés qui auront tôt fait d’excommunier le nouveau chouchou du maître-penseur. Question de rassurer le spectateur quant à son affection légitime pour l’écrivain, c’est le principal intéressé qui murmure qu’il n’est lui-même pas très souvent tolstoïen. Certes c’est un bien simple dialogue, mais ne révèle-t-il pas toute la fourberie de ce biodrame à visage humain? Qui est Tolstoï au final, qui est ce Tolstoï de cinéma?
Pendant que le quatuor de comédiens (n’oublions pas le vicieux et très juste Paul Giamatti en associé illuminé) sauve la mise à lui seul, Hoffman déploie une mise en scène juste trop juste à même les canons du classicisme une démarche qui accable à peu d’exception près le film d’époque. D’un geste de pinceau, la Russie du XIXe siècle devient, chez Hoffman, le prolongement d’une observation stéréotypée jusque dans les moindres détails de sa mise en images. Et en contrepartie, si les coups de poignard assénés entre ceux qui se bataillent l’héritage de l’écrivain se voient parfois aussi satisfaisants pour le spectateur que la complicité lentement développée entre Sofya et Valentin, force est d’admettre au final l’absence d’un véritable projet dramatique.
À calculer trop d’avance une écriture inspirée, un état de vertige romancé, Hoffman sépare et décante à la manière d’un joyeux chimiste industriel : un peu de rires, un peu d’Histoire informative, le double en drame d’époque, le triple de la somme divisée en enjeux romantiques qu’il en finit par faire dévier son sujet premier. Pour filer la métaphore, le fait est qu’il n’y a pas assez de naturel dans les nuances de l’uvre. Que c’est un peu l’anesthésiant chimique du mélodrame classique qu’on se fait recommander sans trop rechigner: une qualité indéniable de la narration manquant à tout le moins d’inspiration. Derrière cette mise en garde, il restera cependant vrai qu’une certaine conscience de sa possible mise en abîme face à l’écriture de l’Histoire et de son iconographie pèse dans le projet du cinéaste (dans le dévoilement sur le vif de la vie de Tolstoï par les journaux intimes, les photographes, les journalistes, les cinématographes). À cette timide volonté de réflexion sur la représentation se rajoute aussi celle de repiquer les critères de bon goût du temps de l’auteur (Mozart, l’architecture méticuleuse, la palette de couleurs naturalistes, etc.), principal intérêt de cette mise en scène aux vertus historicisantes. Pour aller plus officiellement à la défense du film de Hoffman, mentionnons aussi la qualité d’interprétation, assez significative pour être faire figurer ses acteurs dans la liste des nominés à la prochaine soirée des Oscars (sous la bannière de ses vaillants doyens Plummer et Mirren qui demeurent surtout fidèles à eux-mêmes).
Resterait néanmoins ici à se questionner sur la légitimité de filmer Léon et non Tolstoï, l’homme faible et non le penseur aguerri. C’est le goût ineffable du «potinage », celui qui triomphe du récit au nom de l’anecdote. Celui-là même qui usurpe l’honnête hommage en ne ciblant que le genre dont il se réclame et non la concision qu’un véritable regard d’auteur parvient souvent à assurer (qu’il soit Hoffman-créateur ou Tolstoï-sujet, ça importe peut-être peu). D’où l’inévitable déception, car ce n’est pas tous les jours que Tolstoï revient à la vie.
11 février 2010