Je m'abonne
Critiques

The Lighthouse

par Céline Gobert

Si The Witch, le premier long métrage de Robert Eggers, s’attaquait symboliquement aux corps féminins – une mamelle de chèvre, soudain, pissait du sang, un sein de femme se faisait picorer par le bec avide d’un corbeau, un enfant (la chair de sa chair) se courbait, possédé par le démon – The Lighthouse, lui, s’en prend aux hommes et s’aventure dans les recoins les plus sombres de la masculinité, portant une attention permanente au corps et à sa matérialité vulgaire : ses pets, sa sueur, son odeur, son désir sexuel, ses poils, ses muscles, ses membres qui lâchent sous l’effet de l’alcool. Dans ce second film, Eggers nous happe et nous emprisonne, comme le feraient les immenses tentacules d’une pieuvre. Années 1890 : deux gardiens de phare isolés dans le paysage côtier du Maine. Noir et blanc, ratio d’image carré, 35 mm. Il suffit de quelques secondes pour que tout l’univers noir charbon de The Lighthouse se déploie. Très vite, la même nécessité que dans The Witch sert de moteur au récit : il faut se libérer d’une figure d’autorité opprimante.

Dans The Witch, la rebelle Thomassin devait obéir au patriarche, et se plier à la domination masculine de l’époque. Dans The Lighthouse, si Thomas Wake (Willem Dafoe) n’est pas à proprement parler le père de Efraim Winslow (Robert Pattinson), un même rapport dominant/dominé vicié anime le duo : Wake interdit au jeune homme d’aller dans certaines pièces, le traite comme un chien, et règne en maître dans le petit espace contrôlé du phare. Formellement, les similarités avec le premier long métrage d’Eggers abondent aussi : même soin porté à la langue (du vieux dialecte anglais), même plans-tableaux travaillés, même crescendo émotionnel qui déborde par petites touches, horribles et surréalistes, même glissement claustrophobe vers la folie qu’Eggers opère lentement, prêt à basculer à tout moment dans la bouche des enfers.

S’il y a encore quelque chose de tragique ici – au sens littéraire du terme – c’est sans conteste la présence diffuse d’un homoérotisme qui, bien que maintenu à l’idée de fantasme, gangrène tous les plans du film et ne manque pas, par la violence qu’il génère, de faire écho à des thématiques aussi shakespeariennes que melvilliennes : la fureur des hommes, leur orgueil, les conflits intérieurs qui les assaillent, l’hybris. Parfois, on serait presque tentés d’interpréter le film en entier à la lumière de cette pulsion diabolisée que les deux hommes maintiennent sous cloche, mais on aurait tort de vouloir tout intellectualiser là où la force d’évocation des images, se suffit le plus souvent à elle-même. Avec son noir et blanc, son lieu unique et ses deux protagonistes (mis à part les apparitions oniriques d’une sirène), The Lighthouse semble jouer la carte du minimalisme. En fait, c’est tout le contraire. Vagues déchaînées, inserts cauchemardesques, vents monstrueux et mouettes dévoreuses de chair : il y a une grandeur mythologique qui éviscère ce film, une intensité boursouflée, quasi grotesque, qui s’empare d’absolument tout sur son passage, y compris des personnages pris au piège de leurs appétits contrariés, tels des phalènes excités par la lumière. Jusqu’à l’esthétique des films muets (l’appui sur le travail physique des acteurs ou l’utilisation d’un ratio 1.19:1 notamment) qu’adopte Eggers qui est rapidement détournée par le flot de paroles des deux hommes. Cette surcharge émotionnelle et visuelle explique aussi les accents comiques d’une oeuvre qui semble parfois avoir besoin de décharger son « trop-plein » dans l’humour, faisant des excès des personnages des ressorts comiques.

Ainsi, l’explosion finale de Winslow, incapable de supporter Wake une seconde de plus, se veut tout aussi violente qu’hilarante, prouvant que l’horreur peut non seulement côtoyer la drôlerie, mais presque s’y fondre, comme un sourire se muant, en un mouvement, en une grimace. De cette matière hybride, en constante transformation (très vite, l’horreur ressurgit), Eggers fait jaillir toute la tristesse du monde. Son film d’horreur tragicomique semble finalement ne parler que d’une chose : l’absurdité de la vie des hommes, minuscules face aux forces presque surnaturelles de la Nature ; petit, aussi, devant autrui, cet Autre gargantuesque qui, s’ils le laissent s’approcher de trop près, les mangerait tout cru. Dans une répétition aliénante d’une même boucle de déchéance – boire, danser, chanter, devenir fou, boire encore, danser, etc. – Eggers saisit en fait l’ennui sans bornes qui étreint l’Homme («Boredom makes men to villains»), le poison, la menace, la terreur constante de se voir englouti dans les limbes maléfiques d’un entre-monde refoulé, seul – si seul – au milieu du vacarme des eaux sur les rochers.


1 novembre 2019