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Critiques

The Limits of Control

Jim Jarmusch

par Gérard Grugeau

Attention : oeœuvre hallucinogène qui altère les états de conscience. The Limits of Control est un film irrésistible qui, sous couvert d’un récit d’espionnage existentiel aux enjeux flous et jubilatoires, nous entraîne dans une sorte de jeu de l’oie philosophique plongeant le spectateur dans une gravité méditative au point de frottement entre le réel et l’imaginaire. Au centre de l’intrigue, un «non-corps» massif au regard impassible, celui d’Isaach de Bankolé, espion improbable au comportement zen qui traverse l’Espagne pour s’acquitter d’une mystérieuse mission aussi arbitraire que la vérité. De Madrid à Almería en passant par Séville, notre homme suit une idée fixe et croise en chemin divers personnages énigmatiques qui s’avancent à sa rencontre comme autant de pions sur un échiquier en folie. À coups de rituels répétitifs et d’indices lacunaires, le récit fascinant glisse en douceur jusqu’à son dénouement, nous tenant en haleine malgré sa structure évidée de tous les morceaux de bravoure qui font habituellement le quotidien banal des espions en cavale. Ne serait-il qu’un pur exercice de style, The Limits of Control serait déjà un film singulier de par l’extrême souplesse de sa mise en scène composée comme une partition minimaliste aux variations aussi subtiles qu’envoûtantes. Mais comme souvent chez Jarmusch, sous ses atours ludiques et sa suprême élégance formelle, l’œuvre cache une dimension spirituelle et métaphorique qui renvoie tant aux sombres inquiétudes du temps présent qu’à une réflexion inspirée sur la création artistique et le cinéma.

Forme et fond sont ici indissociables, épurés comme un haïku ou une de ces séances de tai-chi auxquelles s’adonne notre espion, révélant par là même l’essence de son personnage et la matérialité volatile d’un monde physique où tout circule et s’interpénètre en obéissant aux caprices d’un imaginaire tout-puissant en quête d’harmonie. Là réside en fait le thème souterrain de ce film en forme de voyage intérieur fantasmé : dans une lutte à finir entre les pouvoirs infinis de l’imagination et les forces occultes d’une réalité marchande sans âme qui poursuit de funestes desseins pour dominer le monde. Mis en présence de ce pouvoir interlope (une séquence traitée sans éclat, sans doute parce que, dans le grand Tout, le mal est en lui-même une abstraction, au même titre que le bien), notre héros devra confronter ce monde vénal, purement fictionnel, qui impose la tyrannie de sa pensée unique et associe l’art à une vulgaire pollution de l’esprit. Avec son récit initiatique à tiroirs qui creuse progressivement ses enjeux, The Limits of Control rappelle à plusieurs égards l’univers d’un Jacques Rivette où de nébuleuses sectes secrètes fomentent de sinistres complots aux frontières du fantastique. Mais comme Jarmusch l’avoue lui-même, son film renvoie avant tout par son esthétique et son propos à Point Blank de John Boorman où un gangster manipulé se bat en vain contre une société anonyme.

Pour donner forme à la belle utopie qui sous-tend ce voyage apparemment futile, le cinéaste structure son film comme une fable moderne circulaire, ponctuée de relais où l’on devise sur la musique, le cinéma (Tilda Swinton en héroïne hitchcockienne à la Family Plot), la science et la composition moléculaire, le chant et l’idée de bohème, la vanité des grands de ce monde ou les vertus psychédéliques du peyotl. Très ouvert, construit d’après un canevas très lâche remanié au fil du tournage, The Limits of Control s’avère un brillant laboratoire d’expérimentations esthétiques et narratives, comme si l’œoeuvre trouvait sa forme au fur et à mesure que le personnage joue sa propre vie à l’écran. Tel un «bateau ivre», le film multiplie les correspondances intuitives, les éclats poétiques, tout en sculptant graphiquement l’espace avec grâce et en conférant aux images une qualité proprement musicale qu’amplifient la fluidité du montage et la richesse composite de la bande sonore. Parfois, des coupes franches (arrivée à Madrid en taxi) et des dédoublements d’images tirent le film vers l’abstraction ou le mystère. Architectures singulières, choix d’œuvres muséales qui relancent le récit, jeu sur les couleurs et les dominantes chromatiques selon les séquences, travail sur le cadre (défilement des paysages à travers les vitres d’un train), photographie magnifiquement composée de Christopher Doyle : l’œil du spectateur est ici constamment sollicité pour célébrer l’art et ses artifices jusqu’à l’épuisement des possibles. Cette stylisation à la fois très élaborée et délestée de toute ostentation crée une pure sensation de flottement et une sorte de décalage feutré qui ouvrent sur des mondes parallèles lovés à l’ombre du réel. Devant tant de beautés contagieuses que distille savamment The Limits of Control, le spectateur se substitue au personnage principal et devient le rêveur de sa propre existence. Bref, l’invitation au voyage est lancée : à chacun de se faire son cinéma pour réenchanter la toile blanche du monde. Sans limites, sans contrôle.
Ce texte a été publié dans le numéro 143 de la revue 24 Images.


26 novembre 2009