The Look of Silence
Joshua Oppenheimer
par Bruno Dequen
En 2012, Joshua Oppenheimer devenait du jour au lendemain une figure majeure du documentaire contemporain. Fruit de nombreuses années d’immersion au sein de la société indonésienne, son film The Act of Killing confrontait les spectateurs à l’impunité totale dont jouissent encore les hommes de bras responsables d’un véritable génocide dans les années 1960. Qu’un cinéaste parte à la rencontre des bourreaux de l’histoire n’est pas nouveau. Les œuvres de Claude Lanzmann ou Rithy Panh viennent immédiatement à l’esprit par exemple. Mais le cas de The Act of Killing était différent. Dans ce film, les bourreaux en question ne vivent pas en exil ou en détention. Bien au contraire, ce sont des célébrités protégées et célébrées par le pouvoir en place. Or, Oppenheimer y mettait en scène de façon outrancière cette réalité en réalisant, avec la pleine collaboration de ses sujets, des recréations de scènes de meurtre. Alternant entre le délire surréel et la psychanalyse forcée, le film avançait sur un terrain moral aussi glissant que discutable et parvenait, par sa véritable audace, à révéler au grand jour un pan de l’histoire volontairement oubliée.
Par rapport à la démesure de son prédécesseur, The Look of Silence fait d’abord figure de miroir sage. Cette fois-ci, Oppenheimer tourne sa caméra vers les victimes du génocide en suivant le parcours d’Adi Rukun, un optométriste ambulant au visage aussi jeune qu’impassible. Le calme imperturbable dont fait preuve Adi est reflété par une mise en scène très sobre, aux antipodes de la frénésie de The Act of Killing. Toutefois, dès le début du film, alors qu’Adi regarde sur un écran de télévision des bourreaux se vanter de leurs crimes, une question se pose. Pourquoi faire un nouveau film sur ce sujet? Est-ce pour replonger encore avec une obsession malsaine dans la description sans fin de scènes d’horreur? Ou est-ce un moyen d’égaliser les points de vue, afin que les victimes puissent clamer leur souffrance? En partie peut-être, mais le film va beaucoup plus loin. Dans The Look of Silence, Oppenheimer opère plutôt selon deux registres complémentaires en permanence.
À l’image de son protagoniste principal, qui tente littéralement d’aider les gens à mieux voir, le film fonctionne tout d’abord à un niveau métaphorique. N’hésitant pas à afficher clairement l’artificialité de nombreuses scènes, Oppenheimer cherche à mettre en image le déni collectif et la souffrance insoluble de la population. Le père d’Adi, devenu progressivement handicapé et aveugle à la suite de ce génocide qui lui prit un fils, est ainsi utilisé par le cinéaste comme un véritable symbole corporel des conséquences du génocide. Il le filme agonisant, cherchant son chemin en rampant dans sa propre cour. Coupe sur le calme apparent de la nature environnante. La méthode n’est pas toujours subtile, mais le message est clair.
S’il y a une énigme dans ce film en apparence évident, c’est le regard d’Adi. Qu’il observe sans réagir sur un écran de télévision deux bourreaux expliquant en détail le meurtre brutal de son frère ou qu’il parvienne à faire avouer ses pires crimes à un vieil homme devant sa propre fille dévastée, Adi ne laisse jamais la moindre émotion apparaître sur son visage. Il faut dire qu’il joue à un jeu extrêmement dangereux, où chaque faux pas pourrait avoir des conséquences dramatiques. Loin d’un personnage enragé en quête de justice, Adi semble au contraire empreint d’une douce mélancolie. Son impassibilité est-elle un outil de protection ou la preuve d’une véritable paix intérieure, chemin vers un processus de réconciliation? Comment un peuple peut-il envisager un avenir commun, alors que le silence de l’un fait face au déni de l’autre, à l’image de cette confrontation finale, dans laquelle les fils d’un des meurtriers du frère d’Adi refusent de regarder le témoignage de leur père et commencent à menacer Adi et le cinéaste? Avec The Look of Silence, Oppenheimer n’apporte pas de nouvelles révélations chocs sur le génocide. Mais il peint l’immobilisme terrifiant d’une société entière avec une force rare.
La bande annonce de The Look of Silence
23 juillet 2015