The Lost City of Z
James Gray
par Bruno Dequen
James Gray serait-il le plus incompris des cinéastes américains actuels ? Totalement hors des modes de l’époque, qualifié de classiciste par ses admirateurs et ses détracteurs, ses films s’inscrivent volontairement dans la grande tradition du mélodrame américain. Certes, il n’est pas le seul à s’aventurer sur ce terrain. Toutefois, si les démarches de Paul Thomas Anderson et Todd Haynes, deux cinéastes qui manifestent un intérêt tout aussi marqué pour la forme mélodramatique, sont indéniablement contemporaines, celle de James Gray semble de prime abord hors du temps, voire passéiste, ce que certains ne manquent pas de lui reprocher. À certains égards, ces critiques ne sont d’ailleurs pas sans fondement. James Gray tourne en pellicule, adore les récits bien construits, les cadres savamment composés et a une prédilection pour une texture d’image rappelant les années 1970. Après tout, dans Two Lovers, seuls les téléphones cellulaires nous rappellent que nous ne sommes pas en 1975 ! S’il ne cherche pas à bousculer la forme, il serait pourtant injuste de qualifier James Gray de simple imitateur nostalgique. Seul, envers et contre tous, il s’acharne plutôt à perfectionner minutieusement un certain type de cinéma classique afin de l’emporter vers des horizons insoupçonnés. En fait foi The Lost City of Z, son dernier film adapté d’un ouvrage de David Grann. Une fresque historique d’aventures d’une folle ambition destinée à s’inscrire parmi les grandes œuvres du genre.
À travers un récit qui se déploie sur plus de vingt ans, The Lost City of Z retrace la vie Percy Fawcett, un explorateur anglais du début du siècle obsédé par l’idée de découvrir une cité ancestrale au cœur de la jungle amazonienne. Immédiatement comparable aux aventures sud-américaines de Werner Herzog, The Lost City of Z, comme toujours chez Gray, s’ouvre sur une prise en compte de cet héritage. Ainsi, dès la première expédition, impossible de ne pas penser à Aguirre lorsque la petite embarcation sombre sous une pluie de flèches, ou à Fitzcarraldo lorsque Fawcett et son comparse Henry Costin (interprété avec une sobriété hypnotique par un Robert Pattinson qui semble se fondre dans le décor) tombent subitement sur un opéra en plein milieu de la jungle. Ici s’arrêtent toutefois les comparaisons. Là où Herzog n’a de cesse de mettre en valeur les difficultés de l’expédition – et du tournage –, Gray privilégie une ambiance vaporeuse où chaque parole semble chuchotée, ce qui transforme les expéditions en doux rêves dangereux et introspectifs. Privilégiant les plans moyens, le cinéaste et son directeur photo Darius Khondji, qui reprend du service après The Immigrant, parviennent ainsi à limiter l’exotisme spectaculaire inhérent à leur décor pour se concentrer sur un personnage aux motivations complexes.
Car Fawcett est un explorateur malgré lui. Soldat de profession, il n’accepte une première mission de cartographe pour la Royal Geographical Society que pour laver l’honneur de sa famille, souillé par les déboires de son père. Malgré son assurance, ses talents de chasseur et ses exploits militaires, Fawcett est condamné à rester un citoyen de seconde classe. Comme l’affirme un membre insupportable de la haute société anglaise lors d’une réception dont Fawcett est pourtant le héros, « He’s been rather unfortunate in his choice of ancestors ». S’il commence son expédition avec l’espoir de pouvoir enfin être accepté à sa juste valeur par la société, ce qui lui permettra en outre d’assurer l’avenir de sa femme Nina et de ses enfants, il termine son voyage avec un tout autre objectif. Découvrant par hasard des poteries au beau milieu de la jungle, il devient obsédé par l’idée de trouver une cité disparue mentionnée par son guide indigène. Ce n’est pas tant par souci archéologique que Fawcett veut faire cette découverte, mais plutôt par volonté humaniste de révisionnisme historique. Selon lui, cette cité qu’il nomme Z serait la pierre manquante permettant de véritablement remettre en cause les théories historiques dominées par l’intelligentsia occidentale. La quête de rédemption sociale fait place à un désir de découverte teinté de revanche qui s’accompagne d’un irrépressible besoin d’évasion que Fawcett ne parvient pas à articuler. Et qui finira par consumer la famille qu’il voulait pourtant réhabiliter.
Si l’attraction mortifère d’un occidental pour une nature sauvage qui fait figure d’espace mental est l’un des traits les plus répandus du genre, aucun film d’exploration ne ressemble à The Lost City of Z. Obsédé comme toujours par la pression sociale que subissent ses personnages, James Gray consacre à peu près autant de temps aux périodes situées hors de la jungle. Ces scènes lui permettent de mettre en valeur le coût d’une telle obsession sur la famille de Fawcett, et en particulier sa femme Nina, âme sœur tout aussi passionnée que lui mais condamnée à le voir partir. On reconnaît là la préoccupation admirable d’un cinéaste qui a toujours su mettre en valeur le destin des femmes au sein de récits typiquement masculins. Ces retours au bercail lui permettent également, à travers la représentation lucide d’une hiérarchie sociale déficiente et l’horreur d’une Première Guerre mondiale évoquée mémorablement en quelques plans, de dresser le portrait d’un monde clos qui court à sa perte. Fawcett ne le sait pas, mais c’est le monde lui-même qu’il cherche à fuir. À travers un sens du cadre inouï, Gray et Khondji brouillent d’ailleurs progressivement les différences entre la jungle amazonienne et la campagne anglaise. Et le film, d’une qualité quasi-anthropologique jusque là, se mue miraculeusement en odyssée intérieure.
Tout était mis en place dès les premiers plans, cependant. Immédiatement après avoir tué un cerf lors d’une chasse spectaculaire, Fawcett reste debout, seul, pensif, devant l’animal mort. Ce court plan large crépusculaire, interrompu par l’arrivée d’autres chasseurs, révélait d’emblée un certain mal-être chez un personnage qui, pourtant, semblait en pleine maîtrise de son univers. Là réside justement la qualité de la performance de Charlie Hunnam, mélange déstabilisant d’assurance corporelle et d’opacité, de conviction et d’abandon passif. L’acteur parvient à donner corps à un homme naturellement charismatique qui n’a pas conscience de sa propre nature. Car The Lost City of Z est une œuvre profondément mélancolique qui porte finalement sur un irrépressible désir d’être au monde qui ne peut s’accomplir que dans la disparition physique – pour Percy et son fils – ou mentale – pour Nina. Et le classicisme assumé de James Gray n’est en rien le signe d’une nostalgie mal placée, mais plutôt l’outil privilégié de représentation d’un malaise existentiel à nul autre pareil dans le cinéma américain contemporain.
27 avril 2017