THE LOST DAUGHTER
Maggie Gyllenhaal
par Marta Boni
« Une sensation croissante de désagrégation » parcourt Leda, une mère de 48 ans divorcée et professeure d’université en vacances en Italie, dans Poupée volée d’Elena Ferrante[i]. Transposé en Grèce mais fidèle à sa source littéraire, le premier long métrage de Maggie Gyllenhaal recrée cette impression de désorientation et de malaise. Les personnages du film sont unis par des liens souvent indéfinissables et l’emploi du flash-back confie au passé une large portion de la charge émotive de la protagoniste en plus de faire perdurer l’ambiguïté des tons. Ainsi, le film plonge dans la nature « sauvage » de l’univers de Ferrante, qui se nourrit de vifs contrastes, d’une quête identitaire hantée par un passé lourd à porter et surtout d’un rapport complexe et potentiellement « monstrueux » à la maternité. Cette sauvagerie est d’ailleurs à la source d’un acte aussi anodin qu’inexplicable que Leda accomplira tôt dans le récit.
À l’image du roman, l’histoire se déploie sur trois temporalités : un mystérieux accident vécu par Leda (Olivia Colman) qui ouvre et clôt le film, ses vacances sur une île grecque et de multiples retours sur une jeune Leda dans la vingtaine (Jessie Buckley), alors que celle-ci est écrasée par le poids du monde universitaire sexiste et le fardeau de deux jeunes enfants. Contrairement au livre, le film construit un effet de suspense qui introduit subtilement l’hypothèse qu’un geste violent ou un meurtre pourrait se produire, jouant sur l’hésitation entre le drame psychologique et le thriller. Baignée d’une lumière blafarde, l’île de Spetses est utilisée à contre-emploi : la météo y est imprévisible — un été tantôt nuageux, tantôt chargé d’un soleil de plomb — au même titre que Leda, antihéroïne qui souffle sans cesse le chaud et le froid dans ses interactions avec un homme à tout faire à l’insistance suspecte (Ed Harris) et un jeune employé de plage d’une gentillesse outrancière. Le mal-être de Leda est illustré par des choix cinématographiques qui accentuent cette hypersensibilité névrotique. Sous la direction photo d’Hélène Louvart, de nombreux plans rapprochés renforcent l’expressivité perçante d’Olivia Colman, son corps mature et sa charge de cynisme. Ces traits, qui s’inscrivent dans la continuité de ses rôles précédents (The Favourite, The Crown), sont d’autant plus remarquables qu’ils participent à la représentation encore rare de femmes moins jeunes et non conformes, capables d’exposer leur potentiel « grotesque féminin », pour reprendre une expression de Mary Russo.
Rapidement, Leda développe aussi des rapports plus complexes et tendus avec une famille américaine grossière et potentiellement véreuse dont font partie Nina (Dakota Johnson) et sa jeune fille, qui semblent néanmoins se détacher des autres par leur éclat. La présence de Nina et d’Elena touche Leda d’une façon plutôt énigmatique. La caméra insiste de manière presque érotique sur les jeux auxquels elles s’adonnent : Elena versant de l’eau sur le corps de sa mère, les deux prodiguant des soins affectueux à une poupée. Ces images, filmées du point de vue de Leda, font jaillir en elle un flot de souvenirs. Or, si nous avons accès au passé par les visages lumineux et les voix joyeuses des filles de Leda, c’est pourtant le drame de l’épuisement parental qui sera bientôt au cœur du récit. On découvre alors une Leda à fleur de peau et capable de gestes aussi brutaux qu’infiniment tendres. Le film contraste ainsi le lancer violent d’une poupée par la fenêtre et l’épluchage délicat d’une orange d’un seul trait, opération qui fascine les deux fillettes. En contre-jour, les plans soulignent la magie de ce moment. Le soleil auréole les cheveux ébouriffés, les voix récitent une comptine : la simplicité du geste insiste sur la pureté du lien maternel, rendant insoutenable le dilemme vécu par une femme prise entre l’amour pour ses enfants et le besoin de s’affirmer.
The Lost Daughter est de fait une exploration complexe du paradoxe d’exister comme femme tout en étant mère. Le désir charnel et l’ivresse de la réalisation professionnelle y sont d’ailleurs montrés comme inséparables. Jeune, Leda a cherché des solutions radicales à ce conflit interne et elle vit désormais au carrefour de souvenirs parsemés de mirages et d’appétits indéchiffrables, ou de gestes « presque drôles, parce qu’ils sont dépourvus de sens ». « Les choses les plus difficiles à raconter sont celles que nous-mêmes n’arrivons pas à comprendre », affirme la narratrice dans le roman. Portée par cette idée, Gyllenhaal, tout comme Ferrante, refuse de faire de Leda une victime, rendant plutôt perceptible l’entremêlement de culpabilité, de manque de structure, de suspension et l’inextricable lien mère-fille.
Ainsi, la sauvagerie de Leda ne se trouve pas juste dans la violence. Le mythe de Leda (une reine violée par Zeus) convoque une réflexion sur le corps maternel comme vaisseau d’une vie pas nécessairement désirée et sur les transformations chargées de complexité que la maternité impose à une femme. En exploitant l’incertitude du genre, entre faux thriller et drame psychologique, le film donne à voir cette dimension insondable de la vie maternelle. Il nous amène à reconsidérer les oppositions binaires et à réfléchir au piège des images idylliques. C’est précisément par l’insistance sur la douceur des souvenirs de l’orange et par la « perfection » de l’image de Nina et d’Elena prises dans une relation fusionnelle que la véritable sauvagerie se manifeste. En effet, comme le soulignait la psychanalyste Anne Dufourmantelle : « Toute mère est sauvage. Sauvage en tant qu’elle fait serment, inconsciemment, de garder toujours en elle son enfant. De garder inaltéré le lien qui l’unit à lui ».
[i] Elena Ferrante, Poupée volée, traduit par Elsa Damien, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Du monde entier », 2009, 175 p. (Éd. originale : La figlia oscura, E/O, 2006, 137 p.)
20 janvier 2022