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Critiques

The Love Witch

Anna Biller

par Charlotte Selb

Les sorcières ont le vent dans les voiles ces temps-ci. Entre le succès de The Witch (Robert Eggers, 2015), la ressortie de Belladonna of Sadness (Eiichi Yamamoto, 1973) et le coup de marketing, certes raté, de Blair Witch (Adam Wingard, 2016), le cinéma de genre contemporain semble intéressé à revisiter cette figure médiévale riche en signification. Si les deux premiers films portaient un regard critique sur les sociétés patriarcales, aucun n’a poussé la réflexion féministe de manière aussi complexe – et ludique – que The Love Witch d’Anna Biller. L’auteure de Viva (2007), un hommage satirique aux films de sexploitation des années 1960-70, met ici en scène Elaine (Samantha Robinson), une sorcière californienne des temps modernes qui n’a qu’une seule obsession : trouver l’amour. Malheureusement, ses pouvoirs magiques sont aussi efficaces que meurtriers. Alors que les candidats intéressés à devenir l’homme de sa vie défilent dans ses bras, les cadavres s’accumulent, incapables de survivre au trop plein d’émotions que leur fait vivre la belle. Et la pauvre Elaine, toujours aussi esseulée, de continuer sa quête involontairement sanglante…

Si Elaine est une sorcière contemporaine, le monde dans lequel elle évolue appartient à un autre temps. Mélange remarquable d’hommages aux films en Technicolor des années 1960-70 (d’Hitchcock au giallo) et aux pinups des pages centrales de Playboy, en passant par des rêveries victoriennes ou médiévales délicieusement roses et blanches, The Love Witch en met véritablement plein la vue au spectateur. Nous sommes autant éblouis par la richesse éclatante de l’univers visuel du film, tourné en 35mm, que les victimes d’Elaine le sont par ses dessous affriolants. Quand on sait qu’Anna Biller conçoit et réalise elle-même à la main la plupart de ses décors et costumes, il ne paraît exagéré de la qualifier elle aussi de magicienne – d’autant plus que la « super-auteure » prend également en charge l’écriture, la production, le montage et la composition d’une partie de la musique du film (elle interprétait également le rôle principal dans Viva). Bref, un impressionnant générique, peut-être davantage lié aux contraintes budgétaires qu’à une volonté de contrôle absolu, et qui explique sans doute aussi que la talentueuse réalisatrice ne soit pas plus prolifique.

Mais revenons à Elaine. Son univers rétro-chic est assorti d’un discours pour le moins rétrograde : que ce soit dans ses réflexions en voix off de la profondeur du courrier du cœur d’un magazine féminin, ou dans ses échanges au salon de thé réservé aux femmes, l’ensorceleuse prône un retour aux rôles traditionnels assignés aux deux genres, et la nécessité de redonner aux hommes ce dont ils ont besoin : une belle femme qui prenne soin d’eux. « Nous sommes peut-être des femmes mûres, mais à l’intérieur, nous ne sommes que des petites filles qui rêvent de se faire enlever par un prince charmant sur son cheval blanc », explique-t-elle à son amie ébahie, qui lui rétorque qu’elle s’est fait laver le cerveau par le patriarcat. Tout en cils battants, sourires charmeurs et moues affectées, Elaine est l’incarnation de la féminité comme mascarade. Mais si elle n’aspire qu’à être le fantasme ultime des hommes, son désir cache une véritable noirceur. Car en réalité, la sorcière méprise la faiblesse des bellâtres qu’elle conquiert et, bien qu’elle soit loin de se poser en vengeresse de la gente féminine (elle n’hésite d’ailleurs pas à trahir d’autres femmes), elle ne manifeste aucun remords après ses crimes et affirme fièrement son droit à utiliser ses charmes – dans tous les sens du terme – pour posséder les hommes. Bourreau et victime, cruelle et aimante, conservatrice et féministe, l’héroïne demeure d’une opacité inquiétante qui crève la bulle de la fantaisie passéiste. De plus, l’humour camp, les situations loufoques et les dialogues d’une maladresse hilarante cèdent plus d’une fois la place à une violence véritablement perturbante : que ce soit par un flashback sur les abus sexuels vécus par Elaine au sein de sa secte, ou une scène de quasi viol-lynchage dans un bar, The Love Witch n’est décidément pas aussi bonbon et fanfrelucheux qu’il en a l’air à première vue, et sa finale s’avère d’une tristesse glaçante. Anna Biller réussit le tour de force de mêler la nostalgie sincère envers une esthétique d’antan et une déconstruction des discours arriérés sur les genres qui lui sont associés. Elle célèbre ses fantasmes d’adolescente tout en opérant un retournement du regard mâle traditionnel, et en cela, elle signe un vrai film de sorcière révisionniste.

The Love Witch sera présenté du 7 au 9 avril au Cinéma du Parc, dans le cadre du cycle de projections nocturnes « Minuit au Parc ».

 

 


5 avril 2017