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Critiques

The Master

Paul Thomas Anderson

par Damien Detcheberry

Cinq ans qu’on attendait ça… Après s’être fait couper l’Oscar sous le pied par les frères Coen, l’année où There Will Be Blood et No Country For Old Men concourraient côte à côte pour la moisson des statuettes hollywoodiennes, les rumeurs les plus folles annonçaient que Paul Thomas Anderson avait décidé de s’attaquer à l’église de scientologie. The Master, auréolé d’un double prix d’interprétation (décerné à Joaquin Phoenix et à Philip Seymour Hoffman) et du prix de la mise en scène au Festival de Venise, arrive donc sur les écrans, à tort ou à raison, précédé d’un parfum de scandale.

La polémique scientologue, au final, ne fera pas long feu, et servira surtout d’argument marketing au film. Certes, The Master se fonde bien sur l’édification de la dianétique par son créateur L. Ron Hubbard, mais n’évoque en rien les controverses actuelles qui secouent l’église de scientologie. En revanche, Paul Thomas Anderson affiche une fois de plus sa fascination pour les mécanismes du charlatanisme mystico-idéologique que Tom Cruise – ironiquement le chef de file des prosélytes de la scientologie – incarnait déjà dans Magnolia. La posture de gourou charismatique que Cruise campait alors fait directement écho ici à celle de Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman), maître à penser d’une nouvelle école spirituelle : la « Cause », dont il est l’inventeur, une méthode thérapeutique permettant de dialoguer avec ses vies antérieures et d’apaiser ses tourments intérieurs, une sorte d’alternative à la psychanalyse, l’ennemi de toujours des mysticismes New-Age.

Dodd se lie d’amitié avec Freddie Quell (Joaquin Phoenix), vétéran de la Seconde Guerre mondiale, héritier des laissés pour compte de la Grande Dépression dépeints par Steinbeck et incarnation animale, enragée, du syndrome post-traumatique de la guerre. Du pain béni, en somme, pour le Maître qui voit dans son nouveau protégé une matière brute sur laquelle appliquer ses méthodes, et une passerelle vers sa propre solitude… Vers sa propre imposture, surtout. Freddie concocte des cocktails alcoolisés au goût inattendu, mais qui se révèlent être des mélanges empoissonnés d’alcools frelatés et de dissolvants chimiques. Lancaster, qui raffole de ces potions, recycle à sa manière des notions philosophiques et psychiatriques plus ou moins bien assimilées, auxquelles il ajoute croyances et superstitions diverses. La potion spirituelle qu’il fabrique ainsi pour les masses crédules n’en apparaît pas moins toxique pour les esprits que ne le sont pour l’estomac les cocktails de Freddie.

Inutile d’en dévoiler plus sur l’intrigue et les – nombreuses – pistes d’analyse du film. Plus ouvert à l’interprétation que There Will Be Blood, moins maniéré que Magnolia ou Boogie Nights, The Master ne manquera pourtant pas à nouveau de diviser. Malgré les réactions globalement positives au Festival de Venise, une partie de la critique a déploré une démonstration de force impressionnante, mais trop maîtrisée pour pouvoir véritablement toucher, voire un exercice virtuose d’intimidation et d’esbroufe qui laisse trop peu de liberté aux spectateurs. Néanmoins, ces critiques boudeuses admettent tout de même l’incroyable maestria cinématographique du cinéaste et son indéniable talent de directeur d’acteurs. Il ne pourra effectivement échapper à personne que Philip Seymour Hoffman, entre la figure messianique et le camelot roublard, et Joaquin Phoenix, en monstre instinctif et indomptable, enflamment littéralement l’écran.

Reste qu’à l’image de Lancaster Dodd, Paul Thomas Anderson compte effectivement, depuis ses premiers films, autant de farouches opposants que de fidèles. Son dernier film n’y changera assurément rien. Au même titre que There Will Be Blood, The Master s’impose comme une forteresse imprenable, où les performances sont brillamment calibrées, chaque effet calculé, et où rien n’est laissé à la maladresse ni au hasard. Cela peut agacer, mais on peut y voir aussi un des aspects les plus troublants du cinéma de Paul Thomas Anderson, car se laisser emporter par cette force brute de mise en scène demande de la part du spectateur un véritable acte de foi. Qu’importe alors si ce nouvel opus, aussi magistralement manipulateur que les précédents, ne parvient pas à convaincre les détracteurs, le plaisir qu’on y prend fera volontiers oublier que le cinéaste prêche parmi les convertis.

La bande-annonce de The Master


27 septembre 2012