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Critiques

The Mule

Clint Eastwood

par Gérard Grugeau

Certaines âmes auraient beaucoup à apprendre des fleurs tant elles peinent à trouver le chemin de la lumière et fleurissent tardivement. Cette métaphore florale traverse le 37e film de Clint Eastwood. Elle en est la part obscure et mélancolique qui côtoie les gouffres de la culpabilité à un âge où les bilans d’une vie s’imposent comme un mal de tête lancinant. Inspiré d’une histoire vraie et scénarisé par Nick Schenk, déjà derrière Gran Torino (2008), The Mule redonne au cinéma la figure d’Eastwood acteur en la personne de Earl Stone, horticulteur octogénaire acculé à la faillite par l’essor du commerce en ligne. L’homme amaigri prête sa démarche chaloupée à ce personnage de vieux beau charmeur et solitaire, en rupture de famille pour avoir négligé ses proches tout au long de son existence. Ses rendez-vous manqués auprès de son ex-femme et de sa fille ont laissé dans leur sillage des blessures encore béantes. Approché par de jeunes trafiquants alors qu’il est en mauvaise posture financière, Earl va alors – sans trop y penser – se recycler en passeur de drogue pour un cartel mexicain et, dans la foulée, tenter de se réhabiliter face aux autres et surtout à lui-même.

Ce chemin chaotique vers la réconciliation n’est pas sans rappeler la quête du vieil Alvin (Richard Farnsworth) dans A Straight Story de David Lynch. Mais avec un Clint Eastwood de part et d’autre de la caméra, The Mule prend les accents d’un road movie ironique qui semble vouloir tout pacifier avant le grand voyage ultime. Il faut dire que, pour les cinéphiles que nous sommes, le corps de l’acteur porteur de toute une mythologie américaine écornée, a vieilli avec nous au gré des films. Ce corps raconte le parcours d’un cinéaste certes associé au conservatisme reaganien, mais avant tout conteur d’histoires. Un corps ayant souvent incarné à l’écran des personnages qui nous ont légué, comme dans Bronco Billy (1980), une certaine idée de l’Amérique : celle de Ford et de Capra (ce n’est pas un hasard si le nom de Jimmy Stewart est évoqué ici) avec ses valeurs morales d’entraide et de solidarité. Et ce sont ces valeurs qui vont amener Earl à vouloir remailler un tissu social défaillant autour de lui (notamment auprès des vétérans) en puisant dans le fruit de ses déplacements illicites. Comme dans Gran Torino, mais sur un mode moins teigneux tempéré par l’idée du rachat, le vieux bougon fidèle à lui-même provoque volontiers son entourage, jouant la carte de l’autodérision et fustigeant loin de toute bienséance la rectitude politique de notre époque à la faveur de séquences jubilatoires aux dialogues acérés. Là encore, l’image démultipliée d’Eastwood se superpose à celle de son personnage.

Mais dans ce jeu de mises en abime, les grands bouleversements seront surtout de l’ordre de l’intime. Prenant la mesure de ses manques (à noter que la fille de Earl est interprétée par Alison Eastwood, la propre fille du cinéaste), le grand séducteur individualiste et buté qui fait ici littéralement tourné en bourrique les hommes du cartel lancés à ses trousses, va se rapprocher du clan familial et notamment de sa femme malade (Dianne Wiest) avant que les serments ne se fânent à jamais. Dans sa fuite en avant vers l’inéluctable, The Mule donne ainsi l’impression de revisiter certains thèmes chers au réalisateur, dont les relations filiales tendues comme dans Absolute Power (1997), ou une course poursuite entre héros en cavale et ranger qui renvoie de façon inversée au duo de A Perfect World (1993). Une occasion aussi pour Eastwood, avec cet opus testamantaire, de faire plus largement ses adieux au monde du cinéma en dédiant son film à Pierre Rissient qui, dès son premier film (Play Misty for Me, 1971), a moussé sa carrière en France et aux États-Unis.

Si la mise en scène de The Mule peut sembler parfois sans grand éclat, c’est en fait pour mieux tendre vers une forme de classicisme dépouillé où, par paliers ou seuils de passage successifs (les garages, le motel), le récit se déleste de tout superflu pour accéder à la serre réconfortante d’une intimité retrouvée. C’est donc dire que l’arc dramatique du film constamment alimenté par le mouvement – et une partition musicale des plus riches – va ramener ce cœur en fuite vers l’essentiel, et un lieu de rédemption certes contraignant, mais où les lys hémérocalles d’antan pourront refleurir dans un nouveau terreau. Avec The Mule, tel un phoenix renaissant sans cesse de ses cendres, Clint Eastwood n’a peut-être pas dit son dernier mot. Depuis Unforgiven (1992), le cinéaste nous a habitués aux chants crépusculaires. Mais ici, le crépuscule des héros fatigués semble se parer une fois de plus des couleurs franches annonçant des lendemains apaisés et prometteurs.


2 février 2019